Adieu au langage

 

Adages, radotages, sabordages…

Talk is cheap

Dicton ricain

D’abord je veux avec ma langue

Natale deviner tes pensées

Plus tu cries plus profond j’irai

Dans tes sables émouvants sables

Où m’enlisant je te dirai

Les mots les plus abominables

Serge Gainsbourg, Love on the Beat

Dans Les Hommes le dimanche (Siodmak & Ulmer, 1930), du body language en mode Miss Minogue ; dans Permis de construire (Fraticelli, 2022), des onomatopées au café ; dans Les Sans-dents (Rabaté, 2022), de régressifs borborygmes contre la déprime et, tangente évidente, dans L’Homme au crâne rasé (Delvaux, 1966), une voix off fatiguée : à travers les décennies, les pays, les titres réunis ici, se pose ainsi la question de l’expression, de la langue, du langage, donc de l’identité, de l’individualité, de son dialogue et de sa dialectique avec la communauté. Face à la solitude infinie, faussée – je voudrais être au moins une fois enfin moi-même – de l’anti-héros de Delvaux, avocat pas sympa et professeur rêveur, par conséquent homme de mots, partout, tout le temps, les personnages des trois opus précités participent d’une collectivité, amicale, locale, familiale, à laquelle ils appartiennent, dès l’orée ou au bout. Si Les Hommes le dimanche relit et ralentit Ruttmann (Berlin, symphonie d’une grande ville, 1927), présage Partie de campagne (Renoir, 1946) ; si Permis de construire redessine en sourdine le motif narratif de l’étranger à intégrer, sinon de sa maison à désintégrer, plus d’attentats, dommage, encore des plastiquages, protégeons le populaire paysage, ce qui le relie au western à la sauce américaine ; si Les Sans-dents adoube, arrière Hollande, une tribu de bienveillants hurluberlus, revoilà Scola (Affreux, sales et méchants, 1976), à demi miroitée, portée au carré, puisque traquée par des flics drolatiques, canard gonflable, entre sculpture de Koons en vol et sex toy énorme, comme coda de souriante épiphanie, d’éclairée mélancolie, il s’agit, abrégez, de parler, de se parler, même et surtout selon le cinéma classé muet, jamais silencieux, peu taiseux, n’en déplaise aux termes silent movie d’outre-Atlantique. Fraticelli donne à entendre la parole de Pascal Paoli, Rabaté admire Étaix, imite Tati, d’ailleurs le distributeur s’appelle jour2fête, semble se souvenir aussi d’Annaud & Burgess (La Guerre du feu, 1981), davantage que des anthropophages satiriques, sarcastiques, du compère Craven (La colline a des yeux, 1977).

Quant au monologue intériorisé de L’Homme au crâne rasé, il procède du récit, du ressassement, de l’épuisement d’un esprit en autarcie, d’un corps promis à la mort, rempli de chaleur et de pleurs, souffrance éloquente, proférée bouche fermée, yeux droits, regard caméra. Ce que nous baptisons réalisation, ce que les anglophones « mise-en-scène » dénomment, duplique le phonique, le phatique, certains, tels Marcel Martin, le (re)constituent illico en langage, quasi rassis lorsque surgit Antonioni (L’avventura, 1960). Le langage cinématographique existe-t-il et si oui, que dit-il ? En réalité intime, en vérité subjective, le poétique et le politique parviennent à rendre leurs parallèles perpendiculaires, le signifiant et le signifié affichent leur arbitraire, autant que leur imaginaire, le média modèle le message, Marshall McLuhan les assimilait. Pour un critique, l’œuvre d’art relève de l’herméneutique ; pour un structuraliste, du mécanisme ; pour Poe, elle produit de l’effet, sensoriel presque au sens substitué. Les films, en définitive, parlent une sorte d’espéranto visuel-audio, d’espérance souvent désespérante, se débarrassent de la barrière des langues, cf. l’Internationale (anale) de la pornographie, union des godes au lieu d’union des gauches, ou le polyglotte pragmatisme des sous-titres nationalistes. Au ciné, en résumé, l’esthétique devient vite synesthésique, s’adresse aux sens, par procuration, transposition. Anecdotique ou dangereux, vain ou valeureux, ce jeu sérieux, dimension méta ou pas, possède son propre idiome, sa glossolalie jolie. Que la majorité des gens qui en font, plutôt le défont, s’avèrent de bêtes analphabètes n’enlève rien à ses dessins, desseins, destin, décider de dire et faire ressentir quelque chose de nos (en)vies, de la communication virale (Bill Burroughs), sociale, du quotidien d’humains moyens, trop moyens, envahis d’un vocabulaire et d’aspirations appauvris, politiquement correct abject, versus exigence, quintessence, des signes de Racine.

On peut parler (écrire) pour ne rien dire, pour mentir, on peut filmer idem, mais les êtres privés de verbe, de verve, en raison de (dé)raisons historiques, étatiques, corse jadis interdit parmi l’école de la République, passé du statut de patois paria à celui de langue régionale raisonnable, à cause d’une parenthèse dominicale ou sociétale, à Wannsee, ça s’amuse, ça séduit, ça s’accouple au creux de la forêt d’été, en bordure des ordures, ça va sous peu s’occuper du problème juif, solution finale, radicale, d’éden infernal, tandis que les troglodytes cosmopolites occupent une caverne platonicienne, on (s’)y désillusionne le soap, sa violence sentimentale, risible, symbolique, à coup de gros calibre, écran plat accaparé, placé, trépassé, s’expriment à leur manière douce-amère, se font comprendre parfaitement des spectateurs de maintenant, perfusés au parlant. La transparence ne se déploie pas au cinéma, à l’intérieur des textes, des prétextes, des existences, modestes ou d’arrogance, elle dispose d’une opacité innée, acquise, transmise, langue maternelle, langue plurielle, elle n’obsède que les cyniques, les adeptes du masque, du matraquage, du traçage, de la fiction factice, carburant au contrôle, Burroughs, bis. Fassbinder affirmait que les films lièrent la tête, ils savent cependant emprisonner la singularité, ne financer la moindre marginalité, hors du formatage, du cahier des charges, des médiocres ramages. Il resterait alors, en marge des langages, communautaires, mortifères, à se museler de mystère, à se taire, à se contredire à la Baudelaire, c’est-à-dire sceller ses lèvres, à l’instar du sexe féminin de La Philosophie dans le boudoir ? Peut-être et peut-être que me guettent l’aphasie d’océan et d’amour de Mes nuits sont plus belles que vos jours (Żuławski, 1989), la sécheresse de la vieillesse, la gorge nouée des années, le dégoût de tout, de vous, visage évanoui, sable aboli.   

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