Rich and Strange : Bienvenue à bord


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour le titre d’Alfred Hitchcock.


Que voudrais-tu faire ?
Une balade en mer.

Louane

Alors cessons de nous déconsidérer !

Emmanuel Macron

La mer magnifie les cadavres, les métamorphose en quelque chose d’étrange et de riche, relisez Shakespeare, please. Le cinéma idem, même lorsqu’il dépouille des parvenus, les renvoie à leur point de départ banlieusard. Un comptable s’ennuie, casse son parapluie (accessoire repris selon Correspondant 17, 1940), dispose d’un magot, se (re)met littéralement à flot. Hélas, ce croisement de Magritte & John Steed ne supporte guère le mal de mer, se fait voler ses livres, la monnaie, pas le pavé, manque de perdre sa pieuse épouse, elle-même entichée du charmant commandant. Sur ce love boat dépourvu de lifeboat, oublie Kylie, la croisière (s’)amuse et la princesse d’opérette, à défaut de Pacifique, arbore un dépaysant accent de l’Est (de Shanghai, intitulé US géographique, anecdotique). La vie s’apparente à un voyage, le mariage menace naufrage, les chats noirs, présage poesque, montent sur la table puis se savourent sans être attablés, avant d’être vomis via un fondu au noir. Allen Ginsberg évoquait jadis des « sandwiches de réalité » – nos tourtereaux au bout du rouleau, du boulot, vont mordre à belles dents leur cadeau-repas empoisonné, leur exotisme à bon marché, leur échangisme d’un autre âge. Modeste et picaresque, Rich and Strange (1931) constitue bien sûr une satire du tourisme, du donquichottisme, des aspirations à la con d’un mec anonyme, assez antipathique, sinon raciste, de sa nana si sage à sa Singer, si sidérée par les girls parisiennes à oilpé, si prompte à se vêtir sur son épave à la dérive. Hitchcock, on le suppose, voudrait bien les foutre à la flotte, bien avant la valeureuse Kim Novak de Sueurs froides (1958), vraie-fausse suicidaire pour détective nécrophile. Le gros cargo, tarif charter, misère, ressemble aux navires de studio de Fellini, à un ersatz du vaisseau de Wagner, à un tombeau humide, remember Ghost Ship (Steve Beck, 2002).

Des corps inanimés, voilà ce qu’il fallait afin de ranimer la flamme, amoindrie par huit années de promiscuité. Une naissance chinoise, voici ce qui provoque la renaissance des amants, autant désolants que désarmants. Car la lucidité sait se loger partout, y compris parmi la médiocrité. La lumineuse Joan Barry dit à raison que l’amour, néanmoins merveilleux, multiplie les difficultés au carré, que le bonheur voisine avec la peur. Et le ténébreux Henry Kendall, malgré son bovarysme carabiné, sa déprime de tout petit employé, ses pitoyables prétentions d’aventurier doté de l’air conditionné, éprouve un spleen de routine, de souterrain de métropolitain malsain, d’étroitesse d’appartement, comment rajouter une chambre d’enfant, qui paraît toujours d’actualité, puisque l’existence ne cesse de décevoir, d’immobiliser, de cadenasser le désir, de repousser le frisson du pire. Heureux les imbéciles de locution ad hoc, les locataires éphémères de l’Élysée, pseudos-provinciaux venus souhaiter leurs vils vœux au peuple malheureux, lui parler d’espoir sans une seconde pouvoir le concevoir, le respecter, lui appartenir, le servir, le représenter, l’inspirer. La colère peut faire porter des gilets colorés, décapiter des rois fadas, elle peut en outre donner envie de prendre la route, au risque de la déroute, de fuir sa patrie, son esprit. Divertissement souvent drolatique, sarcastique, autobiographique, Alma Reville co-écrit, Rich and Strange raconte (et documente, à base d’images d’archives) un échec enrichissant, une victoire à la Pyrrhus, s’achève sur une tendre dispute. Son insuccès critique et commercial ne s’explique point par sa texture muette, cf. le virtuose prologue en plan-séquence à la grue, en symphonie sonore de rassurante-marrante horreur urbaine, mais surtout suivant sa volonté de démystifier, de manière réflexive, affirmative, souriante et constante, le ciné à domicile, le cosmopolitisme de pacotille, les velléités vaseuses.





En cela, il chuchote avec Le Cheik blanc (Federico Fellini, 1952), il rime avec L’Homme qui en savait trop (1956), en évacue les trémolos de beau mélo. Mâtiné d’un humour gastronomique à la Frenzy (1972), notez la présence en point commun d’Elsie Randolph, irrésistible vieille fille amatrice de bridge, éprise de tapis, ce film agréable, cependant impitoyable, brocarde de surcroît le colonialisme latent de la classe classée moyenne, pas seulement insulaire, britannique, annonce le compatriote David Lean du Pont de la rivière Kwaï (1957) et de Lawrence d’Arabie (1962), au moins le temps d’une ironique mélodie de soleil en pleine pluie, d’un plan surréaliste, ensablé, à Suez. Sous l’attirail d’un carnaval oriental, Alfred & Alma transposent leur situation, y réfléchissent, l’élargissent au moyen de la fiction. Ensuite, en terre étrangère, enrichie, traversée effectuée, popularité accomplie, Sueurs froides et La Mort aux trousses (1959) miroiteront en tandem, pour le pire et le meilleur, le miroir aux alouettes des amours suspectes, des adorées dédoublées, des adulescents fascinés par du vent, frères parfaits de cinéphilie jolie. Scottie, guéri de son vertige, périt, damné pour l’éternité, Roger s’en sort, hisse son Eve espionne sur sa couchette experte. Un enfant afin de se sauver, solution conventionnelle ? The Manxman (1929) démontrait le contraire, tandis que La dolce vita (1960) osera un infanticide philosophique. Fellini, infidèlement fidèle à sa cara Giulietta Masina, confessa s’être vacciné contre une liaison le jour où il parvint à « cracher au cul » de la concernée. Usant d’un langage davantage soutenu, d’une forme souple, concise, dynamique, équivalent cinématographique de l’esquisse, du sketch, sens divisé, Hitch, itou caricaturiste, en écho à Federico, ne se complaît pas dans la caricature, accorde à son couple patraque, au propre, au figuré, une seconde chance, placée sous le signe de l’enfance, de la sincérité retrouvée, préservée, déposée en pietà sur un radeau de la Méduse asiatique, oh chic.

Les hommes faibles, fragiles, les femmes fortes, fébriles, les horizons intérieurs, les appétits d’ailleurs, les contes moraux, sentimentaux, ludiques et politiques, sur grand ou petit écran, la sagacité, la générosité, la maestria d’un regard singulier, certes escorté par le talent des DP John Cox & Charles Martin, par celui de l’ensemble des participants du générique, de la réussite, crew de plateau, équipage de tournage, tout ceci réjouit, stimule, a fortiori à l’orée d’une nouvelle année précédée par douze mois de mensonges, de morosité, de migrations à des années-lumière de l’hédonisme de croisière, de nationalisme footballistique, de terrorisme récurrent, ponctuel, de super-héros à biscottos fachos. On désespérera une autre fois, d’autrui, de soi, du cinéma ; on voudrait, aujourd’hui, dérégler les heures, régler sa montre à rebours, à l’instar de Fred alcoolisé, aux abords d’un ascenseur déguisé en horloge. Si la vie s’apparente à une aventure, pas uniquement amoureuse, retour à Michelangelo Antonioni, co-scénariste de Lo sceicco bianco, cinéaste de L’avventura (1960), voilà, voilà, tentons-la, ne la nions pas, cassons-nous la figure sur des figures impures, à la mesure de nos propres impostures. Le vent nous emportera (1999), assure Abbas Kiarostami, Le vent nous portera (2001), corrige Bertrand Cantat, bon ou mauvais, il nous mènera au port de la mort, destination définitive et surfaite. Auparavant, prisons une poignée de films, aimons quelques femmes, admirons quelques hommes, résistons aux courants écœurants, continuons à croire aux histoires, aux fables, aux fantômes, aux miroirs, pas aux jérémiades, à la résignation, à la victimisation, à la collusion, au phare du fric. L’océan ne se soucie d’être clément, sa vaste sauvagerie s’avère exemplaire, sa sensualité propice au lyrisme. Se déconsidérer ? Se reconsidérer, au ciné, en privé, en solo, en duo. La mer magnifierait les macchabées : la mère pousse vers la vie, l’ici, l’inédit, l’infini.


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