Conte de printemps : Viens chez moi, j’habite chez une copine
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Éric
Rohmer.
Bavard, Rohmer ? Conte de printemps (1990)
commence comme Le Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967), par un silence sonore
de plusieurs minutes, d’introduction comportementaliste. Ensuite, le cinéaste
semble relire ses Nuits de la pleine lune (1984), au moins le temps dune party pourrie, où s’emmerder en solo
puis duo. Conte de printemps pouvait, pourrait s’intituler Ma
nuit chez Natacha, car il retravaille en partie la philosophie de Ma
nuit chez Maud (1969), Platon substitué à Pascal. Il remémore idem Le Genou de Claire (1970),
cf. la scène de la tonnelle à réparer, la jeune fille sur son échelle juchée,
face à son papounet improvisé jardinier. Ce jardin-verger reviendra lui aussi,
sous une forme développée, paradisiaque, servira d’écrin naturel, sensuel, aux Amours
d’Astrée et de Céladon (2007). Mais ici point de soleil, ou à
peine, plutôt un printemps pluvieux, un huis clos du côté de Fontainebleau, au
sein d’une maison de campagne cernée de murs en pierre rectangulaires, à la
fois carrément mortuaires et protecteurs contre les mateurs. Dans le presque
cloître vont se débattre un mec de ministère culturel, une journaliste en
maîtrise, une pianiste accueillante, une enseignante accueillie. Le père, la
petite amie, la fille, la mère involontaire, éphémère, la réelle éloignée,
séparée, motif d’ameublement différent, voici le quatuor en or de musique de chambre, de sagesse de l’amour
davantage que d’amour de la sagesse, étymologie jolie d’une matière
inégalitaire, que l’on ne saurait de toute éternité enseigner aux élèves de
lycées estampillés professionnels, des fois qu’il viendrait aux futurs
prolétaires l’idée révolutionnaire de penser puis de diriger leur destinée.
La prof de
philo, et non la philosophe, nuance soulignée par l’intéressée, bosse en « banlieue
dite ouvrière » autour de Paris, plus exactement parmi l’établissement
général et technologique Jacques-Brel sis à La Courneuve, traverse la Seine et
un pont vers la capitale hexagonale, vers l’appartement de son Mathieu, homme
aussi invisible que le Cygès de La République, aussi
désordonné que le pire des cyniques. Plus tard, son Amphitryon à elle affirmera
qu’elle papote à propos du futur époux, du membre du CNRS, d’une façon guère « enthousiasmante »,
en effet, on confirme. Pour l’instant, la stagiaire un brin missionnaire, sur
le point de devenir fonctionnaire, s’atterre de l’état du lieu, le range un
peu, abandonne vite, se réfugie chez elle, hélas sa cousine Gaëlle encore y
réside, merci à une sélection de saison, en sus en compagnie de son propre
petit ami, l’aimable et juvénile Gildas, alliance d’initiales. Qu’à cela ne
tienne, elle se carapate à une pendaison de crémaillère d’ancienne connaissance
universitaire. Jeanne rencontre Natacha, aperçoit son type d’âge paternel. Il
paraît possible de lire et d’apprécier Conte de printemps telle une fable à
moitié rurale sur la liberté, sur le désir prédestiné, orienté, contrarié,
refusé, hasardeux et tout sauf au hasard, dû à du machiavélisme inoffensif ; il
convient à votre serviteur de le saluer en tant que figuration d’une élection,
d’une histoire d’amour entre deux femmes immédiatement amies, Natacha tutoie
Jeanne, aussitôt confidentes sur le canapé frontal, à l’écart, spectatrices
complices du défilé des invités, vives fugitives promptes à s’enfermer au
milieu d’un chassé-croisé sentimental et horizontal, démocratie du cœur pour le
pire et le meilleur.
Maître des
conclusions conçues en épiphanies positives, à l’exception notable,
remarquable, de la coda désespérante, désespérée, des Nuits de la pleine lune
précitées, Rohmer parvient à nouveau à prendre congé du spectateur via une fin émouvante, de larmes
souriantes, de lucidité partagée. « La vie est belle ! » s’exclame après
Frank Capra (1946) l’émule de La Boétie au Montaigne d’occasion, d’une saison.
Auparavant, Jeanne mit enfin la main sur un collier perdu, peut-être chipé,
perspective paranoïaque de l’adolescente jalouse de sa rivale générationnelle,
héritage de grand-mère promis à sa fifille par le père. Florence Darel
survole avec adresse son monologue et joue elle-même du Schumann, dame.
Cependant la révélation du métrage s’appelle Anne Teyssèdre, comédienne capable,
en dépit de sa maladresse, de sa maniaquerie, de sa tendance à la tyrannie, d’expliciter,
attablée, des concepts transcendantaux, pas transcendants, please, précédemment de couper de la saucisse sèche en tandem avec l’impeccable Hugues Quester,
trop fort Igor, dont la « courtoisie » provoque sa « confusion »,
allons bon. En intruse fumeuse, sens duel, de trio, de triangle, Éloïse Bennett
s’en sort bien, s’en sort avec les honneurs, en marinière à la Hoshi. Outre
tout ceci, Conte de printemps comporte une savoureuse et malicieuse scène
de séduction sur du mobilier emprunté à L’Amour, l’après-midi (1972), itou
placée sous le signe ternaire, trois embrassements à la suite à défaut d’un
embrasement généralisé. A contrario d’une
autre Jeanne, pucelle incendiée, celle-ci ne sait s’enflammer, se passionner,
elle constitue son alpha et son oméga, sorte de solipsisme solitaire, de monade
en mouvement. La folie d’aimer, de s’abandonner, non merci, ou alors in extremis, en coulisse, pleurs supra.
Rohmer taquine
gentiment le personnage indépendant, révulsé par des draps froissés, des
vêtements éparpillés, des biscuits grignotés. Il magnifie au fil du film une
actrice insolite, précise, saisie durant sa solitude mélomane par un travelling arrière un tantinet mortifère.
Bloc de calme colère, Jeanne referme sa parenthèse enchantée, tourmentée, au
bord de l’été, par un retour parisien, pourquoi pas serein, fleurs fanées à
changer, page du passé à tourner. Luc Pagès éclaire Conte de printemps en
conte d’hiver, en tons froids qui rehaussent l’éclat d’une jupe rouge de
soirée, d’un haut vert d’eau, d’un dessus-de-lit au rose flashy. María Luisa
García, régulière de l’univers de Jean-Claude Brisseau, cette fois-ci devant et
derrière la caméra, citons De bruit et de fureur (1988), avec
Fabienne Babe en prof de français banlieusarde, aux limites du fantastique, Noce
blanche (1989), Bruno Cremer en professeur de philosophie épris de sa
Lolita/Vanessa, Paradis, diable, L’Ange noir (1994), Les
Anges
exterminateurs (2006), traversa Le Rayon vert (1986) et assemble l’ensemble
printanier, ponctué d’une frise en papier découpé de Matisse, d’un placement de
produit pour St-Yorre, d’un clin d’œil à l’Encyclopædia Universalis. Cinéphile
à la Monsieur Jourdain, Natacha se confesse, se réfléchit au miroir méta :
« J’ai pris mes désirs pour la réalité », CQFD. Conte de printemps, conte
conscient, reconnaît discrètement sa nature verbale, pas verbeuse, équilibrée
par une sensibilité frémissante, constante, une incarnation de l’élocution, par
le corps, le décor, la météo, la musique des mots. « Quand je pense une
chose, je le dis » rajoute la musicienne, tandis que Jeanne plaisante d’un
« C’est une façon de parler » personnel, synthétique, résumé de l’art
rohmérien, de surcroît un art de filmer, bien sûr.
Au royaume
d’Éric, fort et fragile, pas de Choses sécrètes (Brisseau, 2002),
malgré un argument locatif, féminin, sexuel similaire – juste des protagonistes
+ des situations justes, un apologue point démagogue, une douceur victorieuse de la rancœur et, caressant
les arbres verts, la respiration précieuse, poétique, anecdotique, d’un stimulant
souffle d’air.
Le symptôme, merci Jacques Lacan, Rohmer qui tourne autour du pot avec ses images impressionnistes, on philosophe en se raisonnant avec sa tête tandis que le corps parle, si cru, que le ménage est toujours à recommencer, l'équilibre fragile, le sachant mène tout le monde en bateau les non dupes errent quelle formule clef ...ah dire la vérité pour mentir, il y avait bien de quoi en faire un séminaire, et la perversité ou se loge-elle ?
RépondreSupprimerLà père vers cité...les personnages des films de Rohmer, ignorants de leurs désirs, rattrapés par leur inconscient, désir jouissif de parler pour parler et rien d'autres, parler c'est faire l'amour, comme si parler pour de vrai avec des faux semblants suffisait à réveiller une part de l'inconscient, combien vivent en parlant à côté de leurs désirs profonds, et pourtant vous y tenez...Rohmer qui se voulait quelque part Balzacien pour décrire les moeurs de son temps est finalement très Pascalien, l'ennui sous tend tout ce verbiage, ce babillage entre mâles et femelles, qui est travesti dans des discours fleuris, la jeune fille est souvent la proie de tous les regards...thème qui revient souvent en fleurs ou pas la jeune fille qui n'est en rien une oie blanche, triangle humain de la comédie sans fin ...inconscient, langage, vérité, et l'acteur comme le spectateur plus ou moins manipulateur qui tourne le temps d'un tour de manège..;
Durant la discussion pédagogique, Jeanne dit de son sacerdoce : « C’est un travail difficile et passionnant. Mais pour ça il ne faudrait pas, comme on pourrait le croire, les amuser avec les petites babioles à la mode, les lieux communs des journaux, la psychanalyse, les sciences sociales, enfin tous ces trucs-là » ; Rohmer, en bon littéraire, ne tolère que les sciences dites dures, les jeux de mots de Jacquot doivent le laisser froid.
SupprimerDu ménage au manège, il convient d’une inversion, et du langage verbal à l’expression physique, il suffit de définir une division ésotérique entre le latent et le manifeste ; dans l’imagerie autarcique du X, le corps parle pour ne rien dire, dire qu’il n’existe rien d’autre au-delà de lui-même, de sa jouissance indicible, inaccessible, séparée par la transparence de l’écran – ah, si seulement Éric osait, qui sait, s’y risquer !
De l’ennui ? Moravia, pourquoi pas. De la manipulation ? Hitchcock, avec ou sans ses plaisanteries propices à séduire les psys, parlait de direction du spectateur. Les mannequins rohmériens créent leur propre réalité lexicalisée, proférée, filmée, formulent une pensée à voir, à émouvoir, à savourer, à divertir, retour à Platon, au Beau, au Vrai, au Bien, malgré les sarcasmes nietzschéens. Et cette vérité d’opacité advient au ciné.