Conte d’hiver : Félicité
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Éric
Rohmer.
« C’est les sentiments qui
parlent » à nouveau, à Noël, à Nevers, la ville cinéphile du passé
incapable de passer, tu ne vois rien à Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959).
Son amour fou, de folle, à la folie, Félicie l’attend, Charles pas vraiment
charlatan, plutôt cuistot à Cincinnati. De Levallois à Courbevoie, il suffit
d’un lapsus, d’un stylo-plume, d’une
mauvaise adresse et d’une poste restante qui reste vide. Mais quand on réside rue
Victor-Hugo, l’absence devient présence, l’accoutumance abolit les distances,
les morts respirent encore, en tout cas sur scène, pendant une représentation
shakespearienne. D’un conte hivernal à l’autre, le spectacle repose cette fois
sur la foi, fichtre. Au début édénique, érotique, la Bretagne estivale ressemble
à un paradis en tandem, tant d’amour
à faire à deux, sans retenue, en tenue d’Adam & Ève, topless, sable sur les fesses, écrin du creux des cuisses et des
cris. Rohmer filme la félicité de Félicie, un film de vacances, de romance, un
photographe aux faux airs d’éphèbe en train d’immortaliser une Vénus en vie,
tant pis pour Botticelli. Hélas, on sait tous la suite pas très catholique,
chute après la turlute, âme sœur comptée pour du beurre. Alors, cinq ans plus
tard, loin du quai de gare, revoici Félicie rescapée de sa fausse noyade,
asséchée par la grise réalité, exilée de la mer solitaire ; la Natacha de Conte
de printemps (1990) devait voir une fois par an l’océan, nécessité
d’Atlantique. Revenue de ses émotions, de leur submersion, au propre, au
figuré, gare à la marée, à la vague qui avale, elle effectue au quotidien le
parcours chthonien de n’importe quel banlieusard parisien. Métro, boulot, dodo,
marmot, car elle élève en « fille-mère », expression connotée, datée,
abandonnée, sa petite Élise, qui ne reçoit nulle lettre de son géniteur radieux
dans son cadre taiseux.
Autour de Félicie focalisée gravitent
sa mère tapissière, son petit ami littéraire, son amant (dé)coiffant. Elle
quitte le premier au bout de quinze jours, le second, suivi sur place, au bout
de huit. Sortie du salon afin de satisfaire l’envie d’air de la gosse esseulée,
attristée, elle se retrouve assise dans une cathédrale, à côté de la crèche en
papier mâché. Quelques notes désinvoltes accompagnent la prière à sa manière,
instant de surprenante et suprême lucidité ensuite expliqué à Loïc au milieu du
trafic désertique. Revoilà le Pascal du pari, de Ma nuit chez Maud (1969),
suivi par le Platon de Conte de printemps, ou presque, la
réminiscence substituée à l’invisibilité. Félicie met sa vie sur pause, croit à
la métempsychose, terme défini à l’aide d’un synonyme par une Edwige à l’allure
d’Elvira. Elle ne (dé)fait pas les choses à demi, elle repousse littéralement
le Maxence magnanime, guère marxiste, nommez Madame votre patronne trop bonne,
vil avatar de celui de Demy (Les Demoiselles de Rochefort, 1967).
Rohmer peut bien faire, à deux reprises, du placement de produit pour une
banque d’agriculteurs, seul le crédit de Félicie compte ici, au sens de
confiance, de constance, de reconnaissance, de credo irréductible au dogme catho. Crois en toi et le Ciel s’ouvrira
– in extremis, durant le dernier quart d’heure, Charles & Félicie se
retrouvent, se redécouvrent, le papa ne s’étonne pas ou peu du hasard
inexistant, de la boucle bouclée en bus,
caméo mutique, éloquent, en ange gardien serein, de la Marie Rivière du Rayon
vert (1986) inclus. Au sein du salon familial, de ses décorations de
saison, l’épiphanie jolie paraît une prémonition réalisée sous la forme d’une
famille recomposée, ouf. Fin du film, (re)commencement du bonheur différé, de
la béatitude espérée ou ressassée avec exactitude.
Qualifiée d’imprudente par son
magnifique amant, c’est-à-dire dépourvue de protection contre la procréation, « brouillée »
avec la religion, « inculte », également « conne à lier », ravissante
erreur, Félicie ne lit pas, se lit en écho retravaillé de la Jeanne nomade de Conte
de printemps : « J’ai toujours habité chez des gens ». L’ironie
sado-masochiste de Lars von Trier, revoyez Breaking the Waves (1996) et sa
sainte de sacrifice, martyrisée, montée au Ciel, raccordez les vagues
scandinaves à celles de l’ouverture du voyage hexagonal, Félicie ne s’en
soucie, prend au pied de la lettre le slogan
sarcastique du Danois narquois. Love is a
mighty power, indeed, en voici la
preuve par l’image, récompense de sa fidélité à une série d’images
intériorisées, au roman adolescent. L’ultime jour de l’année agence la
destinée, retrouvailles à retardement de fiançailles inversées, éclairant la
grisaille de funérailles généralisée. D’une illumination féodale, théâtrale,
aux illuminations des sourires sincères, des fêtes familiales, il faut une foi,
un film, un film de/sur la foi. Néanmoins Rohmer ne verse dans le prosélytisme,
son miracle laïc, porté sur les probabilités improbables, pas impossibles,
adjuvants objectifs d’une belle démence, évoque la salvatrice conclusion en
prison de Pickpocket (Robert Bresson, 1959), se situe à un niveau
similaire de rédemption d’occasion, de saison, d’immanence davantage que de
transcendance. La girouette pas simplette hésite, se décide, s’incarne en Charlotte
Véry, solide et mobile, vue autrefois dans Trois couleurs : Bleu (1993) de Krzysztof
Kieślowski, autre amateur de collections et d’émotions. En face, Frédéric van
den Driessche, futur alter ego de
Jean-Claude Brisseau (Les Anges exterminateurs, 2006) et curé
convaincant de petit écran, cf. son Louis Page, apparaît au cours d’une
poignée de minutes décisives, placées en prologue, en épilogue.
À la périphérie, au centre d’un
second film, d’une mise en scène/en abyme de sa moralité, Danièle Lebrun &
Roger Dumas, jadis photographe apoplectique de La Femme publique (1984),
de la callipyge Valérie Kaprisky selon Andrzej Żuławski, se costument et
déclament, filmés par Rohmer en réalisateur, en cinéaste, pas en metteur en
scène, pas en dramaturge. Le segment constitue en soi une leçon de cinéma, d’intensité
miroitée, Félicie en reflet du spectateur de ciné. Entre la Galatée de la
mythologie, ne mélange pas avec les mythes, please,
surtout platoniciens, et la Inger ressuscitée de Ordet (Carl Theodor
Dreyer, 1955), mère de mort-né, notre Hermione de TNP remue l’héroïne car elle
lui donne à voir, à concevoir, l’espoir, en rime au mystique « J’ai vu ma
pensée. » La Parole du maître de Copenhague rejoint ainsi la parole de
Félicie, sa promesse à elle-même, et bien sûr les paroles des dialogues,
musique millimétrée animée par les habiles Hervé Furic & Michel Voletti, dont
la virtuosité consiste à savoir, via
une artificialité assumée, exprimer la vérité d’une expressivité, d’une psyché,
la justesse des situations et des saisons, des localisations et des habitations.
Peuplé de gens attachants, imparfaits, Conte d’hiver (1992) réchauffe la
rétine et le cœur du cinéphile, propose modestement un exploit signifiant,
ponctué de gros plans élégants, vecteurs de la laideur du monde extérieur
vaincue par la beauté de l’insanité, renversée par le poids léger du
remarquable déraisonnable. Félicie ne baisse pas les bras, n’astique pas sa
nostalgie d’amante et de maman « malheureuse », elle se laisse
transporter par les transports en commun, trains en surface ou souterrains, autobus
diurnes ou nocturnes, elle épouse ses propres transports, balzaciens,
raciniens, s’écarte de la rame et regagne son âme, elle suit le courant des
invisibles, des anonymes, des classés en classe moyenne, elle résiste aussi,
Félicie, moins drôle que Fernandel et toutefois autant croyante, à sa façon enfantine, limpide, adulte, que le
bouleversant bossu de Naïs (Marcel Pagnol, 1945). Elle
pleure, ne meurt, amen.
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