Extorsion + Reporter criminel : L’Homme des foules
Rappel des criminels précédant la reprise de la symphonie.
En découvrant ces deux ouvrages, à la
brièveté séparée par le pavé de Perfidia, par l’album de LAPD
’53, on se surprit ou pas à penser à Poe. La fascination des femmes
défuntes, l’enquête policière comme odyssée existentielle, la foi en
filigrane : autant de correspondances entre Edgar & Ellroy, même si le
divin du premier se différencie du second, plus cosmique et moins chrétien, on
renvoie vers Eurêka. Le lecteur familier de l’auteur classera tout ça fissa,
Extorsion
disons en prolongation de Dick Contino’s Blues et Reporter criminel dans le prolongement de Crimes en série ou Destination
morgue. Ellroy essayiste, Ellroy nouvelliste, Ellroy radoterait un
brin, le ferait bien ? Oui et non, car l’écrivain, sur son terrain
d’élection, sait s’ouvrir des horizons. À l’instar de Sunset Boulevard
(Billy Wilder, 1950), Extorsion, sous-titré Les
confessions de Freddy Otash, donne à lire l’autobiographie d’un mort
peu suspect de rousseauisme, professionnel du secret soucieux des siens. Au « Pénitencier
du Repentir », au « Purgatoire des Pervers », le « flic
véreux, détective privé, maître-chanteur » espère pénétrer au Paradis via son récit, accessoirement soulager
ses fesses douloureuses de septuagénaire d’une fourche maniée par ses victimes
d’hier. Un « plumitif terrien » nommé James Ellroy va lui servir de
vecteur, merci à la télépathie. Bien sûr, nul salut ne surviendra, notre pensionnaire
presque à la Ernst Lubitsch (Le Ciel peut attendre, 1943) se délaisse
en compagnie d’une hôtesse athlétique et transsexuelle au nom en oxymoron, Barb
Bonvillain. Le rigorisme du texte-prétexte, un chouïa méta, s’autorise un
ludisme constant, constitue un tour de force aux furieuses et faramineuses
allitérations à foison, applaudissons le travail du traducteur Jean-Paul
Gratias.
Rétif au fantastique, Ellroy le
ventriloque se désolidarise de sa créature impure, plagiée pour L.A.
Confidential, « dénigreur de pédoques, détracteur de tribades,
narrateur raciste », extrait de journal intime à l’appui. Dans La
Carte et le Territoire, Michel Houellebecq se mettait en abyme puis en
bière ; ici, James s’amuse, se remémore encore et assume son romantisme hardcore
au moyen du personnage serein de Joi Lansing. Liz Taylor & Jimmy Dean,
Liberace & William H. Parker, JFK & Kafka font un tour de piste,
d’atterrissage, pas sage, et les USA des années 50 à nouveaux se dévoilent, à
travers le regard d’un insider pourvu
d’un cœur, donc de remords, d’un assassin aussi héros/héraut et salaud de son
temps que le personnage de Lermontov, la tragi-comédie humaine, balzacienne,
sise à « Hollywood, qui est sur cette bon Dieu de planète l’endroit le
plus cosmétiquement moraliste et le plus somptueusement immoral »,
formulée par le témoin d’une « ère où les gens puissants et célèbres
nourrissent tous secrètement le désir de voir leurs vices étalés au grand jour ».
Avec leurs titres à la Fritz Lang, M comme Meurtre et Clash
By Night s’éloignent du registre humoristique, se délocalisent à New
York, se téléportent dans les sixties
et les seventies. Il s’agit de
monologues d’une autre sorte, dotés de flics à la fois acteurs et membres d’un
chœur, au présent et cependant à distance des événements tamisés par la mémoire,
retaillés par le temps, « cet ami de passage qui vous hante et vous
rappelle que vous n’avez rien d’autre que lui ». Superbe et poignant, M
comme Meurtre rappelle le renversant Stephanie de Destination
morgue, tandis que Clash By Night rime en mineur avec Le
Dahlia noir, Sal Mineo ici substitué à la starlette Elizabeth Short,
résumé d’un expéditif mais juste « star de cinéma de seconde zone. Il
jouait un petit voyou torturé dans ce nanard flamboyant intitulé La
Fureur de vivre ».
Le diptyque inclut la fameuse question raciale étasunienne, disculpe
et inculpe un Noir, condamne un Latino ; surtout, il sonde avec une
précision à donner le frisson des psychés de tueurs minables et redoutables,
redoutables car minables. Retour à Poe, auquel j’emprunte le sous-titre de mon
article, à sa nouvelle obsessionnelle, à sa banalité du mal insoupçonnable, a fortiori au milieu de la foule,
analysée par le fin Walter Benjamin. En tandem
différencié avec un certain Stephen King, James Ellroy exorcise l’Histoire US,
le médiatique trauma du 22/11/63.
Ils ne s’arrêtent pas là, ils ne succombent point à la sociologie jolie, ils
élaborent des univers populaires et exigeants, qui nécessitent de la part du
lecteur de l’intelligence, de la patience. Conteurs et prosateurs, ils ne
cessent de produire, de divertir, de faire réfléchir, de tendre un miroir
déformant, éclairant, dont l’intégrité, la vérité, le succès mérité excèdent
évidemment les océans, s’affranchissent des frontières, englobent les gloses
universitaires. Tel Allan, Ellroy écrit pour la presse, en l’occurrence Vanity
Fair, explore la foire aux vanités, aux atrocités, amitiés au
Britannique Ballard, de sa patrie pourrie, puissante, impitoyable et
sentimentale. Il revient sur deux affaires singulières à base d’absurdité,
d’insanité. Le « rêve » retransmis de Martin Luther King s’accole au « cauchemar
climatisé », salut à Henry Miller, d’une Grosse Pomme aux allures de ville
fantôme, cimetière à Manhattan pour Janice Wylie & Emily Hoffert, bosseuse
aux dépêches de Newsweek ou future prof. Au-delà de l’horreur détaillée de leur
trépas, PV à vomir, le romancier parvient à saisir l’esseulement des
existences, la mélancolie des CV brisés, au détour de la phrase suivante, visite rétrospective de
la survivante : « À l’approche du crépuscule, la lumière pauvre accentuait
le sentiment de solitude qu’engendrent les lieux déserts. »
Le policier en surplomb, en néo-Charon,
accomplit une « mission », tant pis pour les « péchés »
autorisés, il tombe amoureux d’un avatar de la Laura (1944) d’Otto
Preminger, se retrouve dans un « Film noir. C’est la femme vêtue de noir
qui détient toutes les réponses. Il faut que l’homme amnésique finisse par savoir. Cet homme amnésique, c’est nous. » Néanmoins les mortes ne
reviennent à la vie, ni la mère maudite, adorée, ni les sœurs par procuration,
éventrées, violées. Les violences faites
aux femmes, Ellroy connaît, ses opus,
de surcroît les premiers, consacrés à Lloyd Hopkins, Lune sanglante, À
cause de la nuit, La Colline aux suicidés, parus sous la
présidence Reagan, en regorgent. Pourtant, exit
la moindre misogynie, au contraire règnent une quête personnelle et partagée,
un passé stimulant, pas stérile, une entreprise colossale et collective
définitivement tournée vers la vie, les livres à écrire et lire en écrins
féminins plutôt qu’en caveaux de nécro. James Ellroy ne néglige ni le rôle de
la presse ni la division des classes, des races,
le meurtre sexuel d’une quinquagénaire noire, alcoolique, recalé devant le
double homicide avec effraction et fellation de Blanches charmantes et chics.
Du « consensus » à la « collusion », un Noir jeunot se
retrouve au cachot. George Whitemore sauvera sa peau, la polémique autour de
ses aveux provoquera l’abolition de la peine de mort, épargnant la « chambre
verte » de la chaise électrique au vrai coupable, un Ricky Robles protégé
par sa maman malade, amen. M
comme
Meurtre s’achève sur une promesse de rencontre outre-tombe et un haïku
essentiel : « Souvenir. L’amour insondable de Dieu. La foi et
l’imagination. » Clash By Night se conclut sur une
boucle bouclée, nous ramène au début recommencé, à L.A., février pluvieux et
allée ensanglantée.
« Depuis sa fenêtre, au-dessus
de nous, une petite fille nous adresse un signe de la main » –
auparavant, fi d’innocence, de gamine à la Bill Friedkin (L’Exorciste, 1973),
bienvenue à la valse des locataires, des témoins « auriculaires »,
des connaissances, des complices, des partenaires professionnels, homosexuels. « De
la prophétie au fait accompli » synthétise
Ellroy dans la langue de Racine en asticotant Tennessee Williams et ses
histoires « lestes » assénées à un Sal âgé de douze ans. Adeptes du
manichéisme, de l’angélisme, passez votre route en déroute, puisque Jim se
moque de la bien-pensance post-mortem,
dépeint Janice & Salvatore avec leurs défauts, leurs dangers, leur
obscurité, leur trivialité. Le crime crapuleux cristallise à sa mesure une
époque, un carrefour de désamour, de topographies ethniques. « L’année
1976 nous répugnait, nous séduisait, et nous rendait impatients de résoudre
l’affaire Sal Mineo. » Ils la résoudront, coffreront le falot Lionel
Williams, déjà écroué à cause d’un chèque en bois, victoire à la Pyrrhus, coda
cruelle d’une fable sur le besoin de notoriété, de sexualité, la manipulation, la
déraison, le mauvais endroit au mauvais moment. Terminons notre ressenti par
une analogie. Placés à côté des cathédrales du dédoublé Quatuor de Los Angeles,
de la fresque Undeworld USA, des trois orphelins Brown’s Requiem, Clandestin
et Un
tueur sur la route, Extorsion + Reporter criminel
s’apparentent à des vitraux, à des instantanés menés à la vitesse grand V, à
des opérations commandos concoctées par un maestro des mots. James Ellroy pense
vite, écrit idem, en capitales, sur
du papier, sur une capitale infernale peuplée de paumés, d’âmes damnées, de
célébrités à dessouder, de types à insigne guère magnanimes, de femmes
fréquentables, fortes et fragiles, jamais de jérémiades, parfois des
supplications, à jamais gisantes et grisantes.
Avant la publication prévue en mai du
roboratif The Storm, suite de Perfidia, voici de quoi occuper en soirée,
en journée, selon que vous le voudrez, le pourrez, voilà de quoi compléter la
bibliographie conséquente, enrichissante, lue en intégralité, depuis
l’adolescence, par votre serviteur cinéphile. En 2019, les auteurs vivants
dignes d’être suivis ne courent pas les rues, à « Zarbiwood » ou South Central, à Paris ou en province. En attendant de parcourir le
lucratif Sérotonine de Houellebecq, ce week-end en compagnie
d’Ellroy me réconcilia quelques heures avec la lecture off line, le silence de
ma conscience, de la sienne, de sa persona,
de ses protagonistes, avec un monde à l’exotisme intime, dépaysant, captivant,
critique et politique. Moins gonzo
que Truman Capote (De sang-froid), moins subjectif qu’Emmanuel Carrère (L’Adversaire),
plus cru que Michael Connelly (Chroniques du crime), plus massif
que Nick Tosches (Dino), James Ellroy persiste à faire s’entremêler les genres, les tonalités, les échelles,
associe la fiction au documentaire et inversement, démolit les mythes en émule
d’Otash (« Désillusionner les masses, c’est les édifier ») en
édifiant sa propre mythologie, proustienne et puritaine, mafieuse et
religieuse, historique et révisionniste, anticoco et catho. Tout cela me va, ma
foi, même athée, même en français. Cher James, rendez-vous pris pour votre
tempête printanière, à défaut d’être shakespearienne, quoique, ou en écho à celle,
mortelle, de Frank Borzage (The Mortal Storm, 1940)…
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