Conte d’été : Laquelle des trois ?
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Éric
Rohmer.
Gaspard de la nuit et surtout du jour
se désespère de désamour, s’avère soulagé lorsqu’un quidam lui propose par téléphone de lui refiler à La Rochelle son
magnétophone huit pistes à prix d’ami, ou presque. Assez d’ensablement à
Ouessant, assez de tergiversations au bord de la sensation, assez de solitude à
plusieurs, mon cœur. Le gratteur de guitare sèche, le compositeur corsaire, se
tire fissa sur son ferry estival, au
son de l’increvable Santiano, qui d’ailleurs mentionne sa propre Margot. La sienne,
triste et sereine, lui fait la bise, l’embrasse, vivace, s’en retourne et se
retourne en Eurydice inversée, en serveuse de crêperie familiale, en étudiante
en ethnologie refusant auparavant d’être prise pour une « bonniche ».
Le Gaspard se tire dare-dare de Dinard sans demander son reste, promet de ne
point oublier leurs promenades, leurs palabres. On le croit, on ne lui en veut
pas, et Solène & Léna non plus, peut-être, « filles intelligentes »
rétives au statut d’amantes, sinon de « remplaçantes », de figurantes
à se figurer puis à fuir. Au terme des multiples travellings virtuoses, Conte d’été (1996) disons le film à
la fois le plus mobile et immobile d’Éric Rohmer, son Nemo + son Nautilus à
lui, l’auteur en lecteur allusif de Jules Verne, le spectateur s’aperçoit que
tout cela ne menait nulle part, que le titre, à l’instar des protagonistes,
tourna en rond, pour de bon. Durant le tournage léger, il ne s’agissait pas de
baiser, de filmer des jeunes gens en train de copuler, laissons ceci à
l’explicite spécialiste Larry Clark, please,
de nous resservir le plat rassis du sea,
sex and sun, moins encore de pomper sur Pauline à la plage
(1983), tant pis et tant mieux pour Amanda Langlet, grandie, mûrie, lestée
d’une légère et radieuse mélancolie.
« À tes amours ! »
souhaite-t-elle à l’insaisissable, et Conte d’été dialogue à distance avec
le titre quasi homonyme de Maurice Pialat,
lui aussi millésimé de 1983. Il en diffère cependant radicalement par trois
aspects, sa chasteté, sa douceur, son autarcie. Les adulescents du sage métrage
se déplacent constamment, sans leurs parents, cernés d’un hédonisme généralisé,
simples silhouettes proprettes posées contre l’indifférente réalité d’une
partie d’un pays, d’une époque de repos. Héritier des frères Lumière, biographe
de Louis en 1968, pourtant l’opposé de leurs opérateurs mutiques, Rohmer flirte
avec le documentaire, pas seulement quand Margot s’entretient avec un ancien
marin, non-acteur cadré comme pour un reportage, remarquez la reprise du
dispositif, du ton utilisé, à l’occasion de la discussion attablée avec l’oncle
et la tante de Solène, assortis d’un accordéoniste sympathique. On pourrait se
croire chez Tati, si le son lui importait plus, si l’humour bronzait à son tour
la foule alentour. Film-éphéméride, film de mathématicien/musicien, Gaspard au
miroir d’Éric, détenteur d’une dimension autobiographique, film éclairé par des
femmes éclairantes, par une fidèle directrice de la photographie dénommée Diane
Baratier, chasseresse ensuite recroisée sur le set des Amours d’Astrée et de Céladon (2007), Conte d’été démultiplie ainsi,
à satiété, sa sensualité. Tout, ici, invite à la volupté, décor courbé,
ensoleillé, humide, confortable, corps des actrices en maillots mimis, en
sous-vêtements immaculés, en jupe courte ou robe déboutonnée. Le cinéaste
magnifie des nymphes fortes et fragiles, nus pieds, cuisses dévoilées, jambes
écartées, inaccessibles à la vulgarité, bel hommage à des années-lumière du
racolage, d’une quelconque concupiscence de sénescence.
La châtain, la brune, la blonde –
comment et pourquoi choisir, élire un désir aux dépens des autres, regretter
d’avoir décidé ? Gaspard rencontre des sourires, des danses, des baisers,
des individualités, des filles tout sauf faciles, des filles à « principes »,
des filles un brin hystériques, des filles de job d’été, des filles friquées. Les délices et les désarrois de la
sexualité congédiés par l’indécision, la profusion, demeurent les plaisirs et
les impasses de l’élocution, usage alternatif de sa salive. On parle avec des
mots, on ne laisse pas parler longtemps le body
language, caresses express, contacts à la hâte, écueil
inconscient du dirty talking des puritains Américains, on se
rejoue le jeu de la séduction, on tient au large le grand frisson de la
passion, on joue un rôle social, sociable, on ne se sent soi-même qu’en
compagnie de la soi-disant amie. La tendresse indulgente du regard s’autorise
l’ironie : prisonnier volontaire d’une station balnéaire aux allures
d’éden insulaire, le petit bourgeois promis à l’ingénierie, tenté par
l’enseignement, écho de Conte de printemps (1990), ne
produit qu’une chansonnette suspecte, inepte, ne tresse qu’une nasse
d’insatisfactions, de tensions dérisoires, mon Dieu, laquelle vais-je aller
voir ? Cinéaste sentimental et social, artiste artisanal, Rohmer dépeint
en pastel un ersatz d’Ulysse aux prises avec des consœurs de Calypso, trois Grâces
gracieuses et malicieuses, soyeuses et rugueuses, heureuses et anxieuses. Très
bien entouré par Amanda Langlet, Aurélia Nolin et Gwenaëlle Simon, sirènes plus
sereines, quoique, que celle dessinée-incarnée par la Sandrine Bonnaire
débutante et renversante de À nos amours, Melvil Poupaud, plus
tard appréciable dans le ratage du Temps qui reste (François Ozon, 2005),
parvient à conférer à sa persona une
candeur et une maladresse convaincantes, désarmantes.
Vers la fin, au milieu d’un cadre
champêtre, renoirien, Margot définie et identifie Gaspard avec justesse et
bienveillance, type « brave » aux incertitudes amusantes, charmantes,
anecdotiques et calligraphiques. Visuellement, au niveau des sens, Conte
d’été s’inscrit bien sûr au sein de l’imagerie impressionniste, retour
pictural à Pialat ou au David Lean de La
Fille de Ryan (1970). Il retravaille les ouvertures taciturnes et
localisées de Conte de printemps, Conte d’hiver (1992), il débute en
rime sur la mer et sur un homme à bord d’un bateau. Le couple fait place à la
foule, la boucle bouclée à une linéarité dépourvue d’objet, pas d’enjeu. Ce qui
se déroule désormais tient d’un bien précieux, supérieur à l’amour par sa
générosité désintéressée, sa durée rallongée, sa sensibilité débarrassée du
narcissisme en tandem, je t’aime,
moi-même aussi. Un film de marivaudage ? Un film sur l’amitié entre les
sexes, sur le nomadisme inoffensif, psychologique, géographique, le marin à
chaque femme de chaque port proverbial éconduit au profit d’un terrien
tourmenté par une irrésistible trinité, Gaspard hébergé par un ami, Margot par
sa tante, Léna par ses cousins dans le sillage de Jeanne & Félicie,
squatteuses à Paris. Et dans ce rapport apaisé, même à base d’incompréhension,
d’ultimatum, de dispute, réside la
part la plus claire, la plus lumineuse d’un film sachant lui-même tamiser sa
clarté, écarter la cruauté camusienne du zénith sudiste, son hédonisme
épuisant, son secret tragique, cf. le huis clos de La Collectionneuse (1967).
Un conte d’été breton ne saurait simuler un conte d’été marseillais, Rohmer le
sait, sensible au génie du lieu, chez Murnau ou non, à la subtilité des
relations lexicales, sexuelles, naturelles, à leur impact précis sur ses « modèles »
à lui, plus populaires et solaires que ceux de l’austère Robert Bresson, que
Margot qualifierait de cynique, que la Félicie de Conte d’hiver jugerait
mystique.
Davantage germanique, romantique, Le
Genou de Claire (1970) reposait en partie sur une obsession de blason,
sur un morceau d’anatomie circonscrit autour du lac d’Annecy, sur un
trentenaire mis à terre par une adolescente en suspension. Conte d’été nous éloigne
du fatal, du piédestal, du bocal, nous permet de respirer, de s’aérer, de se
dégourdir, de s’éloigner du pire. Il s’agit d’une ivresse fervente,
évanescente, à l’image de ses personnages, paysages, visages, une balade en
forme de ballade, où l’évidence de la beauté viendrait conjurer, le temps d’un
été, le règne de la stérilité.
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