Dracula et les femmes : L’Ombre du vampire
Naguère, le « grand saigneur, méchant homme »,
pour pasticher le portrait lapidaire du Dom Juan de Molière, partait conquérir
l’Angleterre ; le voici, désormais, à réclamer vengeance sur ses terres souillées par une lourde croix érigée (portée à dos d’homme saint, tel Fernandel dans Le Retour de don Camillo !), sur laquelle il finira par s’empaler au
clair de lune miséricordieux…
Dans ce petit village d’Europe de
l’Est revu et corrigé par les décorateurs taquins de la Hammer (escalier
métallique en colimaçon tout droit sorti de La Maison du diable, cheminée
phallique du meilleur effet), plus personne ne fréquente (ah, la tristesse
d’une nef vide) le lieu central et consacré, car l’ombre du château de Dracula touche l’église : dans ce détail
(diabolique, diraient les Chinois, qui, au passage, affrontèrent à leur tour,
en compagnie de l’incontournable Peter Cushing, d’exotiques ennemis dentés pour
La
Légende des sept vampires d’or de Roy Ward Baker et Chang Cheh) du
dialogue, à la fois pictural et narratif, se tient tout le film de Freddie
Francis, éminent directeur de la photographie (la suie d’Elephant Man, l’ocre de Dune,
le pastel d’Une histoire vraie pour Lynch ou l’élégie de Glory
de Zwick, la mélancolie d’Un été en Louisiane de Mulligan, la
moiteur des Nerfs à vif de Scorsese) mais aussi réalisateur, capable du
meilleur (remarquable Le Docteur et les Assassins) et du
moins bon (anodin Le Jardin des tortures), un peu vite enterré sous l’étiquette condescendante « d’habile
artisan », délivrant là un petit précis d’architecture horrifique,
chromatique et géométrique (vous dites Suspiria et Inferno ?).
Ici plus qu’ailleurs, la forme épouse
le fond (baiser mortel et malgré tout extatique, à l’instar de celui du Comte) et
l’exprime, « Dieu merci », sans une once de psychologisme :
fleuron exemplaire du cinéma pulsionnel et poétique de la firme britannique, Dracula
et les femmes démontre, avec brio et au moyen du scénario biblique dans sa simplicité de John
Elder – trois mouvements pour cette symphonie
de l’horreur, mais pas celle de Murnau, quoique : profanation (des
lieux), corruption (des âmes), destruction (des corps) –, la puissance des
images sonores, propres à faire surgir sur l’écran des ténèbres (du prince) les
spectres chéris de nos terreurs métaphysiques (le vampire, créature orale et
littéraire, trouve dans cet art funéraire et fantomatique un écrin de choix, dont
il représente l’exacte métonymie), à les matérialiser par une suave pourriture
mordorée érodant la pellicule à chaque apparition du non-mort (procédé repris aux
Innocents
de Clayton, qu’éclaira aussi notre auteur).
Nul hasard, dès lors, si le film adresse plusieurs clins d’œil à Hitchcock,
avec le clocher macabre et le profil de médaille féminin de Sueurs
froides, les toits vertigineux de La Main au collet, le plan virant au
rouge (sang) de Pas de printemps pour Marnie – Francis, avec son conte de fées
pour adultes pervers (ou l’inverse) s’inscrit naturellement, via ses artifices assumés de studio,
dans le sillage symboliste du (plus grand ?) moraliste formaliste.
On pense itou, devant Dracula et les femmes, à Mario Bava,
autre cinéaste-peintre, mais en moins méta (La Fille qui en savait trop
annonce les exercices réflexifs de Wes Craven) et en plus catholique (ou « pas
très », selon le point de vue, voire en prosélyte) ; l’opus, au fond,
raconte bel et bien une conversion express
(et expéditive) face à l’ennemi dans la glace (pas celui d’Alain Chamfort, mais
presque) dépourvu de miroir (et pour cause). Moins flamboyant et plus mesuré
que Terence Fisher, indisponible pour cause d’accident, ce cher Freddie Francis,
épaulé par le chef opérateur Arthur Grant (noir et blanc racé des Damnés
de Losey) participe toutefois de la conscience de classe caractérisant la
cinématographie anglaise (dans le cas présent, l’aristocratie ressuscitée/dissociée du peuple
soûlographe, « sucé jusqu’à la moelle » par elle, avec le clergé, complice
et – très bien, merci pour lui – installé, au milieu) et du « génie du
lieu » également retrouvé à la TV (le réalisme terne des extérieurs
tranche et contraste avec le raffinement coloré des intérieurs en Technicolor).
Réalisée au tournant de la décennie
des années 60, époque contestataire et expérimentale, sa parabole
dostoïevskienne (excellent personnage damné puis sauvé in extremis du prêtre hérétique et renégat) sur l’innocence perdue (en
parallèle avec la découverte de la sexualité féminine, joliment illustrée par
la main lâchée d’une poupée, jetée hors du lit de la défloration) et le Mal en
sommeil (cercueil transparent à la Vampyr) annonce encore l’horreur à
venir des années 70 (au cinéma et en dehors), plus triviale, domestique,
urbaine et graphique (les Carpenter, Cronenberg, Friedkin, Hooper, Romero and
Co.), en même temps qu’elle fait allusion à celle du passé proche
(l’incinération d’une victime dans un four de taverne renvoie aux bûchers de l’Inquisition
et à la Shoah, métaphore « filée » par Tim Burton dans son adaptation
de Sweeney
Todd : Le Diabolique Barbier de Fleet Street d’après Stephen
Sondheim, sans oublier le savon « organique » du Fight Club conduit par
David Fincher), en écho au cannibalisme pâtissier illustré par Hansel
et Gretel ; soumis aux lois fantastiques (et économiques) du cinéma, le
Temps et l’Espace s’affolent, puisque un an se condense en quelques fondus
enchaînés de saison(s) et la vallée alentour provient de stock-shots « perdus » (coins idem) et granuleux.
De surcroît porté par une
distribution irréprochable – Christopher Lee, immortel et impérial, sauvage et arrachant
un lacet-collier comme d’autres une petite culotte ; Rupert Davies, monseigneur
bonhomme et intolérant (« Vous n’êtes pas protestant, au
moins ? » s’inquiète-t-il auprès du jeune athée épris de sa
nièce) ; Barry Andrews, étudiant transformé en croyant, aux faux airs de
Roger Daltrey ; Ewan Hooper, serviteur impie déchiré par sa foi ; Norman
Bacon, en « garçon d’autel » rendu littéralement muet par la
terreur ; Barbara Ewing, serveuse et « gourgandine » à la
perruque rousse, ne demandant qu’à connaître l’orgasme d’une morsure (sur son
site, l’actrice/romancière, en révélant les secrets de son plongeant décolleté,
cite Tolstoï et Tennessee Williams, parle de « cauchemar » et déplore
qu’on lui écrive encore à ce sujet, quarante ans après) ; Veronica
Carlson (reconnaissante envers Lee, amie avec Cushing et fan des films de la « famille » Hammer depuis
l’adolescence), trouble pureté en petite sœur de Catherine Deneuve dans Belle
de jour, lovée au pied du cercueil qu’elle couve telle Lya Lys suçotant
l’orteil de plâtre d’une statue dans L'Âge d'or ; Marion Mathie, sœur
et mère attentive –, Dracula et les femmes mérite
largement son exhumation (cf. le
titre original), dans la copie superbe mais exsangue
de suppléments du DVD Warner.
Son sang neuf, érotique et létal, moins
psychédélique et sociologique qu’il n’y paraît, au-delà des abstractions sanguines
hallucinées du générique martelé par la partition puissante de James Bernard
(finesse herrmannienne, là encore, du thème d’amour, par un autre digne
représentant de la Hammer Horror), parviendra un jour, n’en doutons pas, à
fasciner les jouvencelles menstruelles vaccinées au mormon Twilight et à couler,
longtemps encore, pour notre plaisir (pas) coupable de spectateur tourmenté,
écartelé entre la douceur indicible de la lumière divine et les séductions
maudites d’anges déchus trop familiers, avec toutes les nuances (écarlates ou
blêmes, mais tout sauf grises, assorties
de leur SM de maternelle) séparant les deux extrêmes. La coda, heureuse plutôt que vénéneuse
(in cauda venenum), fait s’achever ce
voyage au territoire intérieur, cette
lutte éternelle et fratricide entre le Bien et le Mal, sur un double geste
d’une surprenante tendresse – la caresse de lèvres viriles sur une paume aimée
aux charmants et hypnotiques stigmates, au son de cloches célestes et apaisées
– et d’une étonnante élégance : la cape « en rouge et noir » (vade retro, Jeanne Mas !) pend
« négligemment » au bout du pieu improvisé, sanctifié, encore fumante
de la disparition temporaire de son propriétaire. Oui, le Prince des Ténèbres (et
de la couleur) reviendra sous peu nous hanter à nouveau, fort de notre
connivence et cependant sans cesse défait par notre résistance, pour les
siècles des siècles, amen ou aulx…
Ya no las hacen así. La Hammer marcó una época y un hito en el cine fantástico europeo, y lo "gracioso" es que la productora la fundó un español emigrado al Reino Unido, mientras en España la temática fantástica sólo ha penetrado en su"cultura" a trancas y barrancas, con no demasíada suerte y discutible calidad.
RépondreSupprimerLes origines ibériques de la si britannique Hammer demeurent en effet assez méconnues, alors que Enrique, James puis Michael Carreras constituèrent un trio d’importance ; sur le fantastique espagnol des années 60/70, citons aussi les noms de Vicente Aranda, Mario Bava, Amando de Ossorio, Jess Franco, Narciso Ibáñez Serrador, Pedro Lazaga, Camillo Mastrocinque ou Paul Naschy, quelques repères de valeur avant la renaissance du « genre » durant les années 2000, avec notamment Alejandro Amenábar, Juan Antonio Bayona & Nacho Cerdà…
Supprimerhttp://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2016/09/vampyros-lesbos-turkish-delices.html?view=magazine
http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/search/label/Narciso%20Ib%C3%A1%C3%B1ez%20Serrador?view=magazine
http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/abandonnee-ne-vous-retournez-pas.html?view=magazine
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