The Woman : Tant qu’il y aura des hommes


Une famille effrayante de normalité, un père très « fouettard », une captive naturellement libre : l’enfer conjugal et national selon un réalisateur qui ne tint pas, hélas, toutes ses promesses…


Tel un conte de fées (pour adultes) aux allures de fait divers, The Woman s’ouvre et se clôt sur deux « rêves ». Dans le premier, une femme s’imagine, se souvient ou s’occupe d’un bébé léché par une louve ; dans le second, une enfant, rescapée d’un massacre ignoré, aborde une île et fait la connaissance d’une créature anthropomorphe, en un court film d’animation ouvert et fermé à l’iris, comme au temps du muet. Le procédé, et le thème de l’apprivoisement qui structure la première partie de l’œuvre, rappellent bien sûr un autre célèbre récit d’éducation : L’Enfant sauvage de Truffaut (tandis que la mer animée après le générique final, avec sa gamine dans la barque, résonne avec La Nuit du chasseur de Laughton). Mais ici, point de docteur ni de « sauvageon » ; le couple de départ comprend une femme sans nom et sans passé, assortie d’un homme de loi qui pratique la chasse, engrosse sa fille et bat sa femme. Le bourreau bonhomme, certain de son bon droit, représente un spécimen raffiné de la « racaille blanche » dont le cinéma d’horreur américain, depuis longtemps, nous narre les édifiantes aventures, avec tous ces « cous rouges » hantant les campagnes dangereuses d’un pays trop grand, trop pauvre également, à la fois repoussoirs des citadins civilisés et fantômes de vieilles guerres et d’inconscients puérils dans leur sauvagerie, tels les ruraux s’éveillant une fois l’an pour se repaître de touristes dans le séminal 2000 Maniaques de Lewis (qui renversait d’ailleurs Brigadoon de Minnelli).


Cette Amérique interdite, dont les rejetons dégomment leurs camarades de lycée, dont les films de Rob Zombie exaltent la vitalité mauvaise et l’humour vachard, s’affirme comme la figure inversée de la petite ville, havre de paix et refuge des jeux amoureux de l’âge d’or hollywoodien (cf. Capra), déjà là dans les ombres du doute distillées par cet ogre farceur de Hitchcock. Du reste, les bois sombres d’où émerge la femme blessée, Clarice Starling y courait avant elle, avant de rencontrer elle aussi un grand méchant loup, et Dante s’y égarait sur le chemin qui le menait à son Enfer (ne parlons pas des petits malins amateurs et richissimes du Projet Blair Witch). McKee et Ketchum nous dépeignent quant à eux un pandémonium domestique, patriarcal, misogyne, sous la façade de la respectabilité bourgeoise. Dans un jardin d’Éden perverti, le père lorgne les jambes nues de sa fille fécondée, autiste Lolita, lui chuchote les mêmes « bonne fille » dont les dompteurs flattent les fauves sous le chapiteau, et dont les étalons félicitent les actrices du « divertissement adulte » quand elles se livrent à certaines performances ; un nageur insulte une adolescente traumatisée ; des gosses molestent une petite fille ; une sœur née sans yeux finit dans un réduit hors de la maison, en compagnie de chiens carnivores (un écho du chenil de Pierre Brasseur dans Les Yeux sans visage ?), elle-même réduite à l’état de chienne (sans jeu de mots); et un frère, digne héritier de la malédiction paternelle, souille les cheveux blonds d’une écolière en étalant son chewing-gum dans sa brosse (rime avec le sperme capillaire de Mary à tout prix !).



Dès lors, de quel aveuglement faut-il souffrir pour ne pas voir que cette guerre des sexes, écrite par deux hommes, tourne constamment à l’avantage des femmes, qu’elle prend fait et cause pour elles, que de leur côté, et de leur côté seul, se situent un espoir, une promesse de vraie famille, même sous la forme d’une meute, une tendresse et une attention qui font incroyablement défaut à l’espèce mâle (on retrouve un identique manichéisme sexué dans le formalisme fantomatique de Shokuzai) ? Ce conflit ouvert, qui donne au film son poids de réalité et le limite cependant à une démonstration, le classe du même coup dans une sous-catégorie filmique dont L’Ange de la vengeance de Ferrara brille en diamant noir : celui du viol et de la revanche, et l’on se sent, sinon des envies de meurtre, du moins de châtiment, devant tant d’injustice, de violence privée/publique, devant cette humiliation généralisée. Puisque les hommes s’assimilent à des porcs, pires que des loups, il convient de les couper en deux, littéralement, ou de les éventrer pour leur arracher un cœur glacé donné en pâture à leurs propres filles aveugles (comme Tsui Hark offrait celui de ses cannibales en offrande au spectateur). Ce à quoi s’emploie vaillamment l’héroïne dans la dernière partie de son calvaire, ange exterminateur délivré du cellier où elle pendait, Christ féminin objet de tous les désirs, de toutes les profanations, incarné comme un bloc d’énergie noire par la sculpturale Pollyanna McIntosh dans le rôle d’une (jeune) carrière. Face à la barbarie de celui qui prétend civiliser, connue depuis Lévi-Strauss au moins, face à sa monstruosité tranquille, pitoyable, peinte avec une rigueur qui n’exclut pas des touches d’ironie (ah, ce doigt croqué, ah, cette réplique de la fille qui accueille son professeur en jupon venu à son secours, à quelques pas de sa mère tabassée, par un « Non, vraiment, ce n’est pas le moment »), on trouve de beaux portraits de femmes, une galerie de visages et de frémissements qui constituent la meilleure part de ce film presque trop partial, mais cohérent dans sa logique narrative et morale.


Si l’on ne peut vraiment rien attendre des hommes que coups, blessures, esclavage et réification, alors, fondons, mes tendres amies, un univers enfin débarrassé d’eux, de leur malheur, de cette peur qui les ronge, de ce vide qui en eux et dans l’anatomie féminine les terrifie, qu’ils cherchent à remplir désespérément, avec un pénis, un outil, le canon d’une arme. La parabole féministe, dans sa maîtrise sèche mais prévisible, s’achève sur cette utopie à plusieurs générations, sur cette famille « recomposée » qui ressemble à un gynécée, sur cet adoubement animal de la nouvelle mère faisant lécher sa main sanglante à sa nouvelle progéniture, présente et à venir. L’amour n’advient qu’entre femmes, comme le signalait la scène coupée des deux enseignantes au lit, et comme le montrait l’organique et sentimental Sick Girl de McKee pour Masters of Horror. La scène de viol, à l’opposé de ses illustres ancêtres, celles des Oiseaux, des Chiens de paille, du Vieux Fusil et d’Irréversible, excède le rapport hétérosexuel pour tisser un réseau de regards entre la reine des loups et d’autres femmes : la mère complice, qui périra pour cela (toujours impressionnante Angela Bettis, actrice rare et remarquable dans la lignée de Sheryl Lee), la fille qui la (et se) délivrera, l’enfant qui allume sa radio pour diluer sa tristesse (ce qui nous vaut la présence de mauvaises chansons qui commentent autant qu’elles polluent). Hors du saphisme, donc, point de salut ; hors du genre, point d’originalité ni de véritable émotion, au contraire du singulier et très émouvant May, le premier essai du réalisateur – demeure un voyage immobile, scandé par de nombreux fondus au noir, dans la (supposée) psyché masculine, où la femme éponyme ne peut finalement que suivre un destin de victime, d’Amazone ou de mère.


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