Trop belle pour toi : Une esquisse de Jacqueline Bisset


À quelques semaines de son anniversaire, revenons brièvement mais avec un plaisir certain sur la carrière d’une comédienne complète, appréciée autant dans le cinéma « populaire » que « d’auteur », en VO ou en VF, sur petit et grand écran…


La beauté de Jacqueline Bisset, évidente, naturelle, insolemment pérenne, située quelque part entre celles de Katharine Ross et de Marie Laforêt, avec une pointe de Charlotte Rampling (sa compatriote) et de Penélope Cruz (coiffures sexy et robes acidulées), occulta longtemps – aujourd’hui encore ? – son talent d’actrice, pourtant pareillement indéniable. Née à la fin de la Seconde Guerre mondiale (sa mère, d’origine française, fuit vite l’invasion allemande), de nationalité britannique – son patronyme se prononce « Bissit », comme dans « Kiss it », ajoute-t-elle avec malice – mais aussi parfaitement francophone qu’une Jodie Foster (même fréquentation d’établissements scolaires français à l’étranger), ses jambes interminables (qu’elle n’assura pas, contrairement à Cyd Charisse !), compas truffaldien du monde, la portèrent en Amérique, en France, en Italie. Cette comédienne internationale, donc, débuta par la danse puis le mannequinat (telle Isabella Rossellini), ce qui lui permit de subvenir aux besoins maternels et aux siens après un  divorce et face à la maladie, en lui forgeant, accessoirement, le caractère, selon l’expression consacrée ; laissons les psys cinéphiles attribuer avec délices et (facilité) son absence de mariage et d’enfant à ce passé moins glamour qu’il n’y paraît, bien que la présence massive et désordonnée des livres et de la culture les transforma, elle et son frère, d’après ses dires amusés, en clean freaks.







Elle gardera de ce premier métier son port altier, son aisance sans affectation devant l’objectif d’une caméra ou d’un appareil photo, sa capacité à saisir la lumière et à éclairer la moindre pièce de son aura, et lui devra ses emplois liminaires au cinéma, en figurante plus ou moins décorative, en jolie silhouette de passage : dans le tendu Cul-de-sac de Polanski et dans le mélancolique Voyage à deux de Donen, elle se prénomme Jacqueline et Jackie, bien avant son interprétation d’une autre JB, Jackie Bouvier Kennedy, dans un biopic pour la TV, ou de son avatar fictionnel pour L’Empire du Grec, comme si elle jouait son propre rôle, suivant, déjà, une veine méta qui s’épanouira bien sûr avec La Nuit américaine (consécration critique) et Le Magnifique (succès commercial), le diptyque hexagonal auquel elle doit sa renommée nationale (aux États-Unis, la gloire viendra grâce à un t-shirt mouillé pour Les Grands Fonds, longuette aventure sous-marine filmée par Peter Yates, le réalisateur de Bullitt, polar béhavioriste de référence sur le tournage duquel les idiomes incompréhensibles du mutique Steve McQueen la rendirent folle). Son humour (anglais) la fait désormais prendre avec le sourire cette partie de sa carrière, tandis qu’elle détesta sur le moment cette plongée poussive dans les eaux (un peu) troubles de l’exploitation hollywoodienne, parlant « d’œufs au plat » pour définir sa poitrine humide et, dans le même registre, se gaussant de l’affiche de Class la transformant, par le biais d’une body double, en cougar mammaire avant l’heure (« Tous les gars vont être déçus »).








De fait, cette admiratrice de Brando, Clift et… Anthony Hopkins, amie de Terence Stamp et sensible au charme inconscient de Nick Nolte – en ce qui concerne les dames, ses préférences vont à Jeanne Moreau & Jessica Lange, et ses amitiés à Sharon Tate ou Angelina Jolie (dont elle s’avère également la marraine) – accompagna souvent des icônes de la « virilité » à l’écran, les Sinatra, Belmondo, Bronson Newman, Dean Martin, Anthony Quinn et consorts. Dans la décennie des années 70, marquée autant par l’avènement du féminisme que par celui de la pornographie, visage en Janus de la féminité illustrée/débattue dans la sphère esthétique et politique (car l’un ne saurait aller sans l’autre), Jacqueline Bisset occupe une place singulière, en marge et comme excentrée, à l’image de son parcours parfois erratique (« I'm either offered window-dressing parts in large movies or little art films no one ever sees. People think the movies I end up doing are my real choices. I do the best things I'm offered » confiait-elle dans les années 80), de sa séduction de persona caractérisée par une étonnante présence-absence (on pense à Anna Karina sublimée par son Godard), de sa grâce racée mâtinée d’inquiétude existentielle, la faisant dialoguer avec ces muses métonymiques, sensuelles et sensibles, du temps (perdu), Marlène Jobert ou Mimsy Farmer, louées par nos soins sur ce blog. Ni amazone ni faire-valoir, ni porte-parole ni cliché, Jacqueline Bisset trouva sa voie – et celle de notre mémoire – de femme « libre », davantage que « libérée », dans des films qui lui permirent de déployer, pas tous et pas suffisamment, sans doute, la gamme de son jeu sûr, délicat, et les nuances sans cesse changeantes de son apparence.








Revenons un instant à la comédie bondesque de Philippe de Broca, cinéaste attachant, qui fit ses armes, sans jeu de mots, en tant qu’opérateur des armées durant les « événements d’Algérie », et en conserva toujours une tristesse latente, facilement perceptible sous la gaieté rythmée de son cinéma : Jacqueline s’y dédouble en Christine et Tatiana, précédant Judy Davis dans Le Festin nu. Si l’on peut considérer ce titre comme la matrice méconnue, ludique et solaire (malgré la grisaille parisienne et du quotidien) de l’odyssée mentale de Bill Lee volontairement perdu en Interzone, puis en Annexie, avec son égérie-junkie se piquant la cuisse (pour Casino Royale, autre parodie moins réussie de l’univers de Ian Fleming, Jacqueline Bisset s’appelle Julie Lacuisse !), dans un érotisme létal inattendu, présage des audaces de Crash, il nous appartient de voir ici une métaphore de son parcours : femme réelle et lectrice (même des improbables romans « vécus » de Bob Saint-Clar), enracinée dans la matérialité d’une époque et d’un artisanat (réservons le terme d’industrie à l’ogre étasunien), elle s’en libère pour devenir une créature de fiction, un symbole de liberté, de mouvement et de désir, la femme idéale non plus des bouquins d’espionnage mais du cinéma lui-même, symbole de la femme filmée, avec sa complexité, ses rires et ses larmes, son altérité radicale (Burroughs, encore) qui la rend irrésistible, pour ses partenaires, pour les réalisateurs, pour le spectateur (et la spectatrice, qui ne perçoit en elle ni une rivale ni une caricature), peut-être plus encore que l’infidèle et spéculaire Julie dans le vrai-faux documentaire sincère mais surfait de Truffaut (le rôle qu’elle préfère, cependant).





D’une filmographie consistante à redécouvrir, on retiendra surtout son doublé avec Huston (et notamment Au-dessous du volcan, modèle d’adaptation d’après le chef-d’œuvre symphonique de Malcolm Lowry), Airport (film catastrophe, presque catastrophique, prototype du cimetière des éléphants/survivants  de « l’usine à rêves » en son âge dit doré), Le Crime de l’Orient-Express (un Lumet très encaustiqué), L’Orchidée sauvage (par pure perversité, avouons-le), La Cérémonie (un Chabrol marxiste et conservateur, où elle brillait en épouse bourgeoise, bientôt massacrée, de Jean-Pierre Cassel), Alliance interdite (sympathique remake au féminin de L’Inconnu du Nord-Express par Tommy Lee Wallace, en duo avec la précieuse Theresa Russell) et même l’épuisant Domino de feu Tony Scott (maman de Keira Knightley, il fallait oser), assortis de plusieurs apparitions à la TV (dans le girlie Ally McBeal, l’anxiogène New York, unité spéciale, le sarcastique Nip/Tuck, série justement dédiée aux affres de la beauté, aux moyens opératoires (un refus de l’intéressée) de la conserver (Monica Bellucci, philosophe face à un confortable obstacle identique, répète qu’il suffit d’attendre encore un peu pour être enfin pris(e) au sérieux) ou Rizzoli et Isles, relecture très bavarde de Cagney et Lacey. On aimerait bien encore la croiser dans les intrigants La Femme du dimanche de Comencini, La Grande Cuisine de Ted Kotcheff, Jésus (Marie – qui pourrait refuser ?), voire se risquer aux Gens qui s’aiment (Tachella), Le Concert (malgré Mélanie Laurent), Two Jacks (par Bernard Rose, auteur d’un excellent Candyman, d’un anodin Ludwig van B.), sans parler du fameux Ferrara consacré à DSK (une Anne Sinclair – why not ?).


La cinéphilie, pratique notoirement nécrophile, adoration bien peu platonicienne des images (et des femmes à travers elles), nous donne quelquefois l’occasion de célébrer des êtres de chair et de sang. Jacqueline Bisset, romantique pragmatique affectionnant Brève rencontre et La Fièvre dans le sang, c’est-à-dire la réserve sentimentale et virtuose du grand David Lean et le psychodrame économique, œdipien, du kolossal Kazan se prenant pour Nicholas Ray (mais Natalie Wood for ever), deux héritages géographiques et culturels, deux façons de faire du cinéma, avec sa personnalité lucide, discrète et drôle, avec ses récompenses méritées (deux Golden Globes, un César, on note même une Légion d’honneur présidentielle !), appartient de plein droit à la galerie (non au musée de cire) des actrices qui nous attirent et nous « touchent ». Son mystère (ou son masque à la Eyes Wide Shut, puisque elle se fait un peu de mal en s’interrogeant ainsi : « Like many people who don't easily commit, I think I had a fear of being known ; I was not sure there was anybody inside there ») et sa retenue, son équilibre et ses yeux gris – émouvante énigme d’un regard que voile ponctuellement on ne sait quelle peine intime –, sa belle voix grave et sa sérénité sans artifice constituent en outre, on s’en doute, parmi les meilleures raisons qui nous la font aimer, ailleurs et naguère, ici et maintenant…

                        

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