A Dangerous Method : Sur mes lèvres


Une femme, deux hommes, une hypothèse du psychisme, une passion condamnée, les prémices de la Première Guerre mondiale et les spectres de la Seconde : court retour sur le diamant impur (ou « l’acte manqué », diront certains) du docteur Cronenberg…    


Au début des années 90, à l'époque du Festin nu, David Cronenberg confiait aux Cahiers du cinéma ne pas croire à la psychanalyse (« Pour moi, c'est de la poésie ») ; vingt ans plus tard – et même quarante-cinq, si l'on compte le bien nommé Transfer, l'un de ses courts métrages de jeunesse, tourné en 1966 –, le « Canadien à la voix douce » se penche au chevet (voire au divan) du « soin par la parole », via un film explicite et mystérieux, cru et satiné, documenté mais stylisé, étrange et mélancolique « ménage à trois », histoire d'amour (et de violence), étude d'un cas clinique (contrairement à Spider, titre à la première personne, pastichant Kafka et Beckett) avéré puis transfiguré par le classicisme existentiel de sa caméra. Accessoirement pourvu d'un dialogue parmi les mieux écrits du cinéma contemporain (on pense à Mankiewicz ou Rohmer), la moindre des politesses pour un tel sujet, dû à Christopher Hampton, l'auteur des Liaisons dangereuses et de Mary Reilly (le rôle de Sabina devait d’ailleurs échoir à Julia Roberts) pour Stephen Frears, qui adapte ici sa propre pièce, orné de surcroît d'une distribution irréprochable (le duo Fassbender/Mortensen dialectise avec complicité), A Dangerous Method fusionne sans heurt, parmi d’autres, les dualismes à l'œuvre depuis toujours dans la filmographie cronenbergersque : corps et esprit, solipsisme et réalité, homme et femme, métamorphose et déréliction...

Son mélodrame médical (cf. Faux-semblants), à la fois solaire (peut-être la lumière la plus claire du grand Peter Suschitzky à la photographie) et obscur (objet du désir), film de chambre, dans tous les sens de l’expression, aussi tendu que l'hystérie féminine, aussi raisonné que les parcs d'antan tracés au cordeau, s'achève dans la nuit (et le brouillard) des ombres à venir de la Shoah, manière autobiographique de se confronter à sa judéité (on renvoie à Dead Zone). Si l'utérus de l'expressionniste et nuancée Keira Knightley, comme naguère celui, malformé, de Geneviève Bujold, fascine autant les deux pères (fouettards) fondateurs et voyeurs, velus, barbus, fumant de gros cigares (sans oublier Vincent Cassel en sympathique satyre, presque une seconde nature), l'origine du monde et du charme de cet opus, ironiquement bercé par une pièce méconnue et délicate du Siegfried de Wagner, base pour la dentelle sonore du fidèle Howard Shore, ne cesse de se dérober à l'examen, à l'écoute, à la confession (et à la fessée). Corps étranger entre les deux hommes, mais aussi trait d’union et meilleure ennemie/brillante rivale, Sabina Spielrein, bien plus qu’un angle aigu (tel le visage de l’actrice enfin éloignée des pirateries caribéennes), s’avère le vrai cœur révélateur d’un triangle (et du cercle délicieusement vicieux) formé avec Freud et Jung.     

Les cinéphiles-psychologues, ou l’inverse, peuvent bien déplorer l'inexactitude de l'ensemble, et les fans de la première heure (dont votre serviteur) regretter les excès graphiques et orgasmiques de la body horror des décennies 70/80, A Dangerous Method s'inscrit de plein droit dans le corpus du réalisateur scientifique et littéraire, adepte de Reich, Burroughs et Nabokov, témoin horrifié/émerveillé des mystères merveilleux et mortels de l'organisme (et du cancer paternel), arpenteur sans peur, mais pas sans humour, du labyrinthe de la pensée, capable de créer son propre roman (familial ou sentimental, à l’instar du Gallimard prédestiné de M. Butterfly), observateur mélancolique et tendre des ébats désespérants, désespérés, mais pourtant pourvus de douceur (Sabina et Carl Gustav dérivent sur leur mer intérieure) et d’ardeur, de l'espèce bipède (Crash sous toutes les coutures, jusque dans la langue érotisée des accouplements). Le cygne blanc s’ébroue et se débat entre les hommes en noir, mutante sexuelle à la Frissons, mère moins terrible, on le suppose, que la Nola Carveth de Chromosome 3, pure image et chair (très chère) indéniable – ce qui en fait la petite sœur « historique » de la cathodique Nicki Brand, flagellée dans l’arène TV de Vidéodrome – et elle formera d’autres praticiens, fils putatifs, avant de disparaître au pays dont nul ne revient, sinon les fantômes (du cinéma) chéris, par exemple Joanne Lee dans Le Festin nu, prisonnière stérile d’Annexie et cependant muse, à chaque texte tuée/ressuscitée, de son écrivain de mari…

Pour parcourir notre « collection » dédiée à la psyché au cinéma :


Conservateurs, révolutionnaires et bientôt exilés


Une patiente différente


Un mètre de distance


Se mettre à nu, sur le divan ou au lit


Transfert et contre-transfert


« Succombez à vos pulsions ! »


Sexe oral


Les après-midi (agités) d’un faune  


Une loupe, une tasse, des livres et un portrait de femme


Résoudre l’énigme d’un nouveau Sphinx


Figure paternelle et presque divine


Animus et anima


Totem et tabou


Auto-analyse sur un air de Wagner


Cène et obscénité


Le soleil noir de l’inconscient collectif


« Nous leur apportons la peste ! »


Guérison de la sorcière au jardin d’Éden


Le chevalier blanc de la « psychologie des profondeurs »


Le temps de l’innocence avant celui de la catastrophe


Le créateur et sa créature : encore une question de regard
           

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