Kama Sutra : La Putain du roi


Dans « l’Inde éternelle », voici une histoire (d’amour qui finit mal, de sexe qui fait du bien) actuelle et intemporelle, assortie d’un irrésistible portrait de femme, affranchie et esclave, devant l’objectif serein et précis d’une audacieuse réalisatrice… 


Découverte naguère à Cannes avec Salaam Bombay!, attachante chronique néo-réaliste sur un gamin des rues, Mira Nair revient au pays de sa naissance pour y tourner, nantie du « confortable budget » alloué par la co-production, une fable existentielle principalement adressée à la jeunesse d’aujourd’hui (et d’hier, en 1996), d’où qu’elle vienne, aux débutants absolus (clin d’œil à Julien Temple) dans les choses du sexe et de l’amour – dans la vie elle-même. Le changement d’échelle ne trompe guère, pas plus que la beauté constante et raffinée du film (photographie primée due au fidèle Declan Quinn) ou l’époque choisie pour cadre, un seizième siècle abstrait, sous domination moghole avant l’arrivée des colons britanniques (lingua franca commerciale de l’œuvre, parlée par une distribution « étrangère », métissée, à l’image de la réalisatrice) : ni fleuron bollywoodien convenu (malgré la présence de Rekha, icône cinéphilique, en vestale laïque), ni spectaculaire reconstitution historique mâtinée de conte de fées touristique pour adultes, Kama Sutra (pourtant sous-titré Un conte d’amour) échappe aussi agréablement au classement auteuriste et masturbatoire (pléonasme, nous soufflent les mauvais langues). Ce voyage initiatique enchanteur, aux sources doublement littéraires – une nouvelle de Vājidah Tabassum et le célébrissime traité composé une dizaine de siècles plus tôt – adaptées par notre cinéaste et sa scénariste, ne délaisse jamais le terrain (clos, tel le palais) de l’intime, avec son quatuor de Bombay (pour pasticher Ellroy) déchiré par l’envie, la vengeance, la vanité (au sens psychologique et religieux du terme), à la fois fidèle à l’esprit, sinon à la lettre, du texte matriciel, mais devient in fine une réflexion philosophique (et féminine) sur le monde, sur la façon d’y vivre, d’y survivre, d’y aimer avant de mourir pour y renaître, peut-être, un peu mieux.









Loin de toute tentation décorative, la caméra de Mira (en gros plans, sous l’eau, fixée sur une Louma ou exécutant des travellings semi-circulaires, chorégraphiques et sensuels jusque dans leurs courbes) caresse des corps superbes et gracieux – enfants, femmes, hommes –, même dans leur difformité (le beau-frère bossu, victime et bourreau), afin de mieux souligner diverses atrocités mélodramatiques et (presque) toujours contemporaines : viol conjugal, décapitation politique, supplice, littéralement, éléphantesque, sans oublier une tentative de suicide en métonymie du film tout entier (charme des eaux rougies par la fleur terrible du sang s’épanouissant, vite conjuré par l’amie retrouvée). Le désespoir et l’humour (drolatique examen médical à l’aveugle), l’horreur et l’extase, aussi inséparables que la statue vivante et son espiègle modèle, comme chez Baudelaire ou Delacroix, amateurs reconnus d’orientalisme, s’abouchent et se tutoient, s’enlacent (figure sexuelle dite de « l’enroulement du serpent ») et s’épousent, se tressent l’un à l’autre dans une tapisserie audiovisuelle dont le lustre luxueux, luxuriant et luxurieux se garde bien de dissimuler la crudité, la cruauté (« achat » d’une adolescente au bordel), l’inégalité (entre castes et entre genres) foncières. Pareillement, les cadres du format carré, humbles et composés, échappent avec aisance au figement pictural, et l’album d’images destiné au public international – horizon d’attente évident, rendu nécessaire par la censure étatique, venue de surcroît visiter le plateau –, scandé par des fondus au noir « à l’ancienne », séduit autant par sa calligraphie que pour sa morale lapidaire, sertie dans le mot unique de « l’indigène » du Fleuve de Renoir : « Consentir » (Molly Bloom, dans Ulysse, achève son monologue sur ce mot absurde et courageux : « Oui »).









Parce qu’elle aima, « même trop, même mal », comme le chantait Brel en Don Quichotte pour L’Homme de la Mancha, parce qu’on l’aima en retour, Maya s’en va le cœur léger, « aussi ouvert que le ciel », laissant derrière elle le deuil d’un sculpteur rendu stérile, croit-il, par sa muse, et une part de sa chevelure coupée (la poudre d’or orgiaque sur le visage du roi rime avec les cendres de la tragédie grecque), des jeux guerriers homoérotiques (lutte aux griffes métalliques singeant celles des ongles durant la bataille charnelle), un royaume dépossédé au nom de l’injustice et des plaisirs ruineux (les hommes, de tout temps, vivent dans l’épuisante illusion de vouloir posséder quelque chose ou quelqu’un), enfin libre, rendue à elle-même dans sa solitude remplie du champ des possibles. Paria-rebelle de naissance et de « profession », courtisane faussement cynique (Marguerite Gautier dans La Dame aux camélias ?), elle quitte l’enclave de sa prison dorée, précédée par Tara, l’épouse émancipée disparue après sa revanche, pour n’y jamais revenir, silhouette à contre-jour comme autrefois se baignant au crépuscule. Nouvelle femme baptisée par son exil volontaire, mais riche d’un savoir immémorial, artisanal et métaphysique, la voici, en rouge et blanc (couleur orientale du deuil), sur le chemin de son destin, symbole incarné d’une conception « indienne » de l’existence, qui ne consiste plus à se révolter (Camus et l’Occident, pour faire court) mais bien à accepter tous les fruits, doux ou amers, qu’elle apporte, à y déceler la voie d’une libération, d’une transcendance, enseignée en actes à l’école de la chair, que Miss Nair filme sans une once de voyeurisme, d’exploitation, de racolage puéril (sans même parler de l’autisme congénital du X).









« Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté » (L’Invitation au voyage baudelairienne), en effet, nudité naturelle, sans honte ni pudeur hypocrite, jeu avec la nourriture, avec les vêtements transparents, apprentissage et révélation (à soi, à autrui et au monde) ; la scène la plus émouvante se situe sans doute entre les deux femmes (comédiennes « préparées » durant un mois au sein d’un ashram !), logiquement perçues dans un miroir : la composante narcissique de l’homosexualité fait place à un don pragmatique – « Il saura qu’une femme t’a fait ces marques, et cela l’excitera » –, à une offrande saphique bouclant le baiser tendre, innocent et inaugural des gamines sous-marines. Féminin mais pas féministe (les personnages virils ne manquent pas d’attendrir, dans leur grandeur imparfaite), simple comme un tracé de henné ou tortueux comme des volutes d’opium, Kama Sutra s’avère donc un grand film « de chambre », un art d’aimer chamarré, envoûtant, bien accompagné par la partition ethnique et a-mélodique de Mychael Danna, transfuge des terres canadiennes et exotiques d’Atom Egoyan, dont l’érotisme ludique (on pense parfois à Tinto Brass, pas seulement pour la vierge callipyge) s’étend à tout l’univers, dont la sensualité innée baigne l’architecture des temples sacrées et du monde sensible (et au-delà, car la passion nous traverse et nous dépasse, force immortelle qui va, affirme la prêtresse du sexe) dans son intégralité.









Mira Nair, issue du documentaire et devenue depuis enseignante, à la suite de quelques titres hollywoodiens plus ou moins bien reçus (on aimerait bien découvrir Amelia, son biopic d’une pionnière de l’aviation avec Hilary Swank), sans cesse traversés par les questions de l’identité, publique et privée, de la rencontre conflictuelle des cultures, des attirances-résistances (et attractions-répulsions, pour user d’un lexique sexy et « psy ») intercommunautaires, signe un film un peu passé inaperçu à sa sortie, méritant largement sa redécouverte, porté par une distribution (le frère de Tanita Tikaram compris), sans jeu de mots, « à fleur de peau » (visible désormais à la TV, pour la plupart de ses membres), d’où se détache indéniablement l’actrice principale, Indira Varma (aux faux airs de… Draghixa, ou de Valeria Golino, saluée par ce sous-titre en hommage au beau « mélo » méconnu d’Axel Corti, tandis que Sarita Choudhury évoque Eva Mendes) à ses débuts, sur les graciles épaules de laquelle repose un rôle finalement écrasant, synthèse de toutes les femmes en une seule – qui dit Laura Palmer dans Twin Peaks: Fire Walk with Me ? –, l’amie, la compagne, l’amante, l’épouse, la prostituée, la mère (en inspiratrice), la mort (femme fatale sous/pour le joug masculin), le souvenir de la veille (bel insert de l’esthète sacrifié au moment de mourir) et la promesse d’un lendemain lumineux, à la fois et dans le même mouvement du désir, du discours, des duos amoureux, origine (orpheline) et fin (voire faim) du monde – et du film… 
  







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