La Fiancée syrienne : La Prisonnière du désert


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre d’Eran Riklis.


Après un court carton contextuel, lent panoramique gauche-droite – occidental, donc, opposé au sens de lecture oriental – sur le plateau du Golan rosi par l’aube puis coupe sur le beau visage tendu, insomniaque (sa poitrine épanouie entrevue sous la blancheur d’un déshabillé, avant le soutien-gorge et le pantalon noirs, habits « révolutionnaires », s’insurge son mari), de Hiam Abbass au lit : cette ouverture lapidaire, sous le triple signe diurne, terrestre et féminin, donne le ton de La Fiancée syrienne, vendu par sa bande-annonce (menteur tel un trailer, pour pasticher Prévert à propos des génériques) en épigone sudiste, pareillement comique et festif, de Chat noir, chat blanc, alors qu’il s’agit « en réalité », d’une chronique intimiste, discrète et douce-amère d’un mariage sans cesse repoussé, d’un portrait de groupe très contemporain et d’une ode douloureuse à la liberté individuelle, ici et ailleurs. Mis en abyme au sein de sa propre fiction avec le personnage du vidéaste (qui tourne en noir et blanc, afin de mieux révéler la teneur tragique des événements), Eran Riklis, bien épaulé par la scénariste Suha Arraf (sorte « d’union sacrée » avérée pour de vrai), réalise un film féminin et féministe captant avec pudeur et justesse les blessures masculines (la misogynie en bouclier de la virilité, le silence insupportable dicté par un racisme traditionnel), les divisions identitaires internes des hommes en noir (les deux frères, opposés par leur style de vie mais fraternels dans leur affection sincère) ou le hors-champ des combats (le fils-soldat du fonctionnaire juif de service en Cisjordanie) et des prisons israéliennes (où séjourna le père de la mariée, très éloigné du Spencer Tracy de Minnelli, quoique).


Les femmes du film, toutes belles, admirables et attachantes – la courtoisie critique nous invite à les citer par ordre alphabétique : Marlene Bajali, Ranin Boulos, Evelyn Kaplun, Clara Khoury (vraie fille de son père fictif) et Julie-Anne Roth –, non à la façon de mannequins ni d’égéries, mais en tant qu’héroïnes singulières d’un récit universel et international (doublement, avec son cosmopolitisme « naturel », les émissaires de la Croix-Rouge et les véhicules des Nations (dés)Unies), en constituent le cœur et la force de résistance sans violence. L’humilité précise, attentive, généreuse et mesurée du regard évite avec aisance les pièges faciles du didactisme, du manichéisme, de l’œcuménisme ; notre cinéaste ne filme jamais des symboles, des idées, des « communautés » mais, avec empathie, tendresse et respect, des corps, des voix, des tensions, entre des gens qui s’aiment et se parlent, même mal, même sans se comprendre (ou trop bien). Le cadre géographique, « ethnique », linguistique et sexuel de l’œuvre, saisi dans sa lumière solaire d’invincible été, revers sensuel des ombres au cœur de chacun et chacune, qui voilent leurs vies alors que le bonheur semble à portée de main, à peine séparé par un grillage de fortune – les frontières les plus difficiles à franchir se trouvant dans les esprits et les biographies –, se lit en avatar de la tour de Babel, les tracasseries administratives et les mégaphones substitués à l’ironique discorde langagière et divine. 


La Fiancée syrienne compte de très jolis moments de retrouvailles, nus du moindre pathos : on pense à celles du fils (répudié car marié à une étrangère, russe de surcroît) avec la mère, de la sœur avec le frère (sous un pommier épistolaire), du père avec le fils, dos tourné, un bras sur son épaule, mais le sommet de l’opus, plusieurs fois primé avec justice, réside dans sa coda qui boucle la boucle et apaise, pour un temps au moins, l’angoisse du début, dans ce mouvement final d’Amal (espoir, en arabe), la femme en rouge, non plus couchée mais en marche, qui répond à l’exil volontaire de Mona, traversant les territoires de son propre chef, sans plus rien demander à personne, père, frères, représentants civils ou militaires, président absent (Bachar el-Assad himself), futur époux, femme en blanc dans sa robe de mariée incongrue sur le fond ocre du lieu, de nationalité « indéterminée » mais bloc gracieux de détermination sans retour (« Once you cross the border there is no way back » nous rappelle l’épitaphe fertile). Sur le visage (on y revient toujours, comme Dreyer, en patrie intime, mystérieuse et fragile) de Hiam Abbass, dans l’écrin d’un travelling arrière droite-gauche, relisant l’ultime plan célébrissime des Quatre Cents Coups (sans regard caméra, avec un axe inversé), passe une infinité de sentiments, d’états d’âme, de couleurs affectives, toute une gamme de notes à l’unisson de la partition drolatique (l’arrivée des convives, en voitures ou en car) et lyrique de Cyril Morin : la tristesse, la délivrance, l’espérance, la douleur, les regrets et les promesses de demain, par exemple à l’université pour devenir, sans surprise ni hasard, assistante sociale – preuve éclatante, littéralement, du talent de l’actrice (par ailleurs réalisatrice, scénariste, écrivain et photographe) mais encore témoignage de son « vécu », exposition et partage de son humanité, dans tous les sens du terme, la femme enfin fusionnée avec la comédienne, la persona d’Amal avec la personnalité de Hiam (et son body language).


Grâce à ce plan superbe, souriant, poignant et adulte, ce geste politique de cinéma (et l’inverse) qui emportent le film dans leur élan, et le spectateur conquis avec lui/elle, grâce, aussi, à la candeur d’un « mariage arrangé » entre cousin et cousine, finalement accepté, désiré, la star syrienne du petit écran acteur sur les plateaux d’un vaudeville (hilarité du douanier en uniforme) en miroir ou en repoussoir de son avenir, nanti d’une improbable chemise rose à la Dario Moreno du meilleur effet euphorisant, La Fiancée syrienne s’inscrit de plein droit dans le séduisant sillage des titres nés au même endroit, ou presque, abordés sur ce blog, Le Policier, Le Cochon de Gaza. Il confirme, en outre, qu’il convient de chercher de ce côté-ci du globe (et en Corée du Sud, autre pays divisé) l’illustration contemporaine la plus riche et lucide des « vrais gens » dont parlait Cassavetes (Mona, Une femme sous influence émancipée), la réclamant pour lui-même et la cinématographie américaine de son époque (que penserait-il de celle d’aujourd’hui ?), par une caméra à hauteur d’homme et de femme, un (septième) art irremplaçable, capable d’associer les racines souvent amères du réel – sa dimension disons documentaire – au ciel bleu des possibles exemplaires de la fiction, histoire de nous donner à voir la beauté cruelle, érotique et mortelle du monde…  

         

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