Le Sel des larmes : La Naissance de l’amour


Deux spectateurs, dont votre serviteur : ce ciné (se) survit…


Estimable moralité sentimentale, aimable mélodrame familial, Le Sel des larmes (Philippe Garrel, 2020) s’assortit aussi d’une scène de danse en plan-séquence sur le vivifiant, a fortiori en intraveineuse, Fleur de ma ville de Téléphone – Jean-Louis Aubert compose une BO composée de courts morceaux au piano – valant à elle seule la découverte audiovisuelle, le voyage en salle, saluons au passage la chorégraphe Caroline Marcadé, sa troupe silhouettée. Si l’élégant « noir et blanc », dû au doué DP Renato Berta, déréalise, délocalise, en direction du conte d’éducation, professionnelle, sexuelle, existentielle, effet renforcé par les « fondus » foncés, le récit en voix off, jamais intrusif, plutôt rétrospectif, le réalisateur verse vers le réalisme, voire la trivialité. Dans Le Sel des larmes, titre programmatique, poétique, les femmes pleurent, comme les hommes, en outre elles se douchent, urinent, tirent la chasse : rien de « dégueulasse », n’en déplaise à Jean Seberg (À bout de souffle, Jean-Luc Godard, 1960), nulle lascivité, obscénité, nonobstant une masturbation de baignoire bienvenue, improvisée, souriante, confiante. Surcadrée par une fenêtre, une porte, la beauté affichée en « nudité frontale » n’effarouche que les féministes, procède avec respect, possède sa propre, pas sale, picturalité. Garrel ne filme point des « modèles », à la Bresson ou non, il accompagne des personnages lestés de légèreté, dotés de désinvolture, in fine vaincus par la gravité, celle de nos abandons, celle de notre « condition ». Guère Rastignac, davantage Don Juan, Luc s’avère séducteur, séduisant, « lâche », volage. Autour de ce soleil obscur admis en école d’ébénisterie, « monté » à Paris, gravitent trois femmes fréquentables, fréquentées, les deux premières délaissées, dessillées, la troisième « égale » infernale, fidèle infidèle, in extremis maternelle, au creux de laquelle se lover, en larmes, désormais endeuillé.


L’amant « intermittent », lecteur auditeur hébergé à domicile sur un « lit de camp », dérobeur de bouteille de butane accessoirement, pourtant compatissant, fissa « fera les frais » de la souffrance de l’orphelin, aussitôt stupéfait par le subit décès de son papounet hospitalisé, au paternel suicidé, qui lui mentit « pour son bien », hein. Le menuisier un brin obsédé, suiveur de rue malvenu, « refoulé » avec fermeté, aux copains (de « promo ») appréciateurs de « putains » estampillées « irremplaçables », perd donc de façon définitive l’émouvante « amitié » de son père pétri d’astronomie, constructeur de cercueil, car incroyant, car comprenant (le néant). Peu auparavant, averti via une cravate colorée en clin d’œil au code copulatoire de Cruising (William Friedkin, 1980), autre odyssée similaire, différenciée, de masculinité tourmentée, confrontée à sa dangereuse identité, il s’imaginait en train de coucher avec la chère Djemila, dès le début séduite à l’arrêt d’autobus, amitiés à Marilyn Monroe (Bus Stop, Joshua Logan, 1956), « descendue » en province, sur le point de lui céder volontiers sa juvénile virginité, au miroir maquillée, puis l’instant suivant, au sein du même plan, dégrisée, désespérée, assommée de solitude, de lucidité, en dépit du secours sans pitié d’un vieil hôtelier clairvoyant, conduisant (à la gare glacée). Tant pis pour ses « pulsions » à la con, la revoici enceinte dans l’escalier, la frontière paternelle franchie. Déplacé, Luc se répète, constate à nouveau, après l’épisode de sa chambre pleine de promiscuité, mon cousin, tiens-toi bien, l’inutilité d’une présence impuissante, double sens. De son côté, secouée par un « père » non prévenu, « pas prêt », paupérisé, en plein projet, Geneviève avorte, entichée depuis le collège, le lycée, retrouvée en surplomb, en plongée sur un balcon. Reste ainsi Betsy, infirmière de nuit, copine de rencard, peut-être épouse d’une vie, ou visiteuse de plusieurs lits, en tout cas secourable, précieux rempart, même messagère mortifère.


Cadré au cordeau par « Berto », percevez la ponctuelle utilisation de la « caméra portée », filmé en 2.35, en 35 mm, transcendé à chaque instant, à chaque plan, par un casting choral impeccable, avec plaisir énumérons les noms d’Oulaya Amamra, Louise Chevillotte, Souheila Yacoub, de Logann Antuofermo & André Wilms, Le Sel des larmes met en image(s) un scénario co-écrit par Arlette Langmann, Jean-Claude Carrière, Philippe Garrel. On sait que la sœur de Claude Berri partagea une partie de la vie de Maurice Pialat, qui répondit jadis, au moyen de L’amour existe (1961), intitulé ironique d’un majeur métrage mineur, déjà rempli d’une froide fureur, aux questions de Luc. Tout ceci, a priori passéiste, « auteuriste », autarcique, anecdotique, parvient en subjective vérité, avantage supplémentaire, à capturer quelque chose du temps présent, de la France d’ici et de maintenant, de sa « diversité », de sa dureté, de sa solidarité. Cependant le cinéaste esquive l’écueil du représentatif, du démonstratif, parce qu’il se soucie surtout d’individus, de désirs, de corps, de morts (« petite », grande), de situations, d’émotions, humanisme adulte, au banal tumulte, vacciné contre le symbolisme désincarné du « communautarisme », de l’« antiracisme ». Alice & Betsy + Jean-René, trio trop « basané », sortent de boîte, se font agresser par deux gros « xénos » excités, intoxiqués, se font rejoindre par Luc traité de « traître », la saynète peu suspecte, éloquente au lieu de victimisante, évoque son homologue des Nuits fauves (Cyril Collard, 1992), certes en moins sanitaire, « générationnel ». Muni d’un humour discret, d’une tendresse cruelle, rétif au manichéisme, bien sûr au machisme, Le Sel des larmes constitue par conséquent une agréable surprise estivale. Mieux qu’une relecture dépressive de Jules et Jim (François Truffaut, 1962), un ersatz mis à jour de Pierre et Djemila (Gérard Blain, 1987), fausse piste d’affiche, il s’agit en résumé d’un film frais, ferme, dense, assez intense.


En guise de conclusion-incitation, je cède en trois citations essentielles la parole au principal, intéressant intéressé, trinité d’extraits d’un entretien serein, repris par le « dossier de presse » disponible sur le site du distributeur Ad Vitam : « Mes films sont faits à la main », « Inconsciemment, on fait du cinéma pour 3 ou 4 personnes qui comptent, et mon père comptait énormément », « Juger les œuvres à partir du comportement moral des personnages, c’est très compliqué. C’est le propre de l’art que de transgresser certaines limites », yes indeed, éclairé, « confidentiel »  Philippe…

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