Soy Nero : Soldat bleu
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Rafi
Pitts.
« Un film sur la solitude et l’absurdité »
résume à raison l’intéressé, qui paya du prix de l’exil la réalisation puis la
diffusion du stylisé, en colère, The Hunter. Bien moins formaliste,
tout autant lesté d’obscurité, cette fois-ci au risque du stéréotype, voire du vide, Soy Nero signe son retour, six ans après, c’est-à-dire en 2016.
En 1721, le Montesquieu planqué à Amsterdam des Lettres persanes se
demandait comment l’on pouvait être français ; ici, Rafi Pitts, Iranien
francophone formé à Londres, épaulé par le co-scénariste roumain Razvan
Radulescu, financé par l'Allemagne, la France, le Mexique, semble s’interroger
sur l’identité américaine, en réalité suit le périple d’un juvénile Latino de Los Angeles enrôlé de son
plein gré, par nécessité, sous les drapeaux US, toile d’étoiles que l’on replie
au début du film en automates d’enterrement, remerciements compassés de la
démocratie jolie adressés post-mortem, en présence de sa veuve, de sa
progéniture, au macchabée basané, amen.
Matricule militaire contre carte verte, cela paraît presque honnête, mis à part
que les cimetières, surtout du père, s’apparentent à des fosses communes fleuries
au crépuscule, amas de morts en simulacre, nationalité endeuillée, ne parlons
pas de l’âme irréductible au corps, philosophe le frérot en plein trip, allongé sur un transatlantique de
sa vraie-fausse villa de parvenu, mirage
érotique et zoologique rempli de fric et de musique. Le jour levé, les
carrosses redeviennent citrouilles, le modèle de réussite se transforme fissa
en domestique servile, à peine le temps de fumer, de s’étreindre, de se refiler
des papiers falsifiés. « Je te retrouverai » rassure Jesus, prénom de
double prononciation, mais Nero, pas si noir ni impérial, se fait la malle,
enfile l’uniforme et l’opus aussitôt se
divise, se délocalise, substitue au lisse Beverly Hills un no man’s land oriental, dont le désert ressemble à l’homologue de
la frontière liminaire.
Coupé en deux, à parts égales, Soy
Nero porte ainsi jusque dans sa structure la schizophrénie
administrative de son protagoniste en butte aux inégalités, réinventé durant la
seconde partie en soldat de l’esseulée, ensuite décimée, section Animal 22. L’homme
partout un loup pour l’homme, la guérilla, la voilà, Scarface (Brian De Palma,
1983) rencontre Le Désert des Tartares (Valerio Zurlini, 1976). Tandis que l’ennui
endort, un instant secoué par des trémoussements amusants, par des polémiques
autour de papes du rap, de leurs
territoires respectifs, une voiture s’avance le long d’une perspective
empruntée à Lawrence of Arabia (David Lean, 1962). Au point de contrôle, le
Noir raciste, arabophobe, ne fait plus le mariole, il tire sans prévenir, il
soupçonne a priori, et l’explosion du
démineur Armstrong, patronyme lunaire ou cycliste, lui donne in extremis raison. Le sergent muet, un
brin cinglé, estropié, succombera aussi, silencieux, le son des munitions,
débitées pour de vrai, étrangement en toc, ad
hoc. Le vétéran routier, armé, papounet peut-être divorcé, en tout cas très
remonté contre les éoliennes point écologiques, prévenait pourtant précédemment
Nero de ne pas jouer les GI Joe.
Finalement, le métrage se termine sur une errance, un sauvetage motorisé,
menotté, en rime à la scène californienne, arrestation altruiste, un
interrogatoire en reprise des questions d’introduction, remarquez le t-shirt à l’inscription explicite,
sarcastique, Enemy, eh oui, du
taciturne et toutefois narratif Johnny Ortiz. Désormais déguisé sous le first name fraternel, Nero se tait, un
ultime plan le cadrant au milieu de l’inhumaine immensité, homme perdu, mis à
nu, dépourvu d’identification, rendu à la solaire opacité, à la géographie
abstraite, d’un Michelangelo Antonioni, disons celui de Zabriskie Point (1970) + Profession
: reporter (1975).
Des murs, des portails, des zones de
mitraille, des boundaries de dialogue
et des caméras de surveillance : Nero passe son temps à traverser les espaces,
les consciences, objet de désir féminin, cf. la femme de ménage auparavant en
maillot de bain ou la secrétaire secourable de garage refoulage. La thématique
identitaire, populaire, marotte régulière de l’imagerie outre-Atlantique,
citons à froid Griffith, Chaplin, Cimino ou Eastwood, beau et problématique quatuor, revoyez Naissance d’une nation
(1915), L’Émigrant (1917), Voyage au bout de l’enfer (1978), Bronco
Billy (1980), cède par conséquent la place à une métaphysique à
contretemps et contre-courant de l’Occident. Fan du cinéma étasunien des seventies,
Pitts rappelle cependant davantage l’univers ouvert, à la sensualité de
mystères, de son compatriote Abbas Kiarostami, mentor à domicile. Si tu veux
savoir Où est la maison de mon ami ? (1987), sache que Le
vent nous emportera (1999), planète peuplée d’apatrides, de types et de
filles en transit, de déracinés entichés d’un port d’attache, tant pis s’il
faut verser le sang, le sien ou de l’étranger réversible. Je mentionnais Albert
Camus au cours de ma notule sur The Hunter et l’ombre éclairante du Sudiste
à la Sisyphe survole à nouveau ces silhouettes suspectes, cette étrangeté
généralisée, ce sentiment de n’appartenir nulle part, de ne plus s’appartenir
soi-même, alors même que l’on se cherche, à s’épuiser, à poireauter en prison, une
généalogie, une patrie, un pedigree,
une immortalité par procuration, par inscription au sein de la mémoire, de la
religion. Face au forces de l’ordre et du désordre, au pragmatisme, au
consumérisme, au colonialisme, à une insanité systémique, mieux vaut faire
profil bas, pratiquer un mutisme éloquent, sourire quelques secondes, capacité
à se déplacer, à espérer, à se réjouir d’un bain dans une baignoire ou de la
possibilité d’écrire une autre histoire.
Conte contemporain débuté par une
fable animale à la Orson Welles, la grenouille et le scorpion de Mr.
Arkadin (1955) remplacés par la fourmi et l’éléphant, comprenez le
clandestin et l’hélicoptère, Soy Nero illumine sa nuit de
feux d’artifice de Saint-Sylvestre, de renaissance à distance, au croisement
des embrasements de désenchantement de Blow Out (Brian De Palma, 1981) et Hana-bi
(Takeshi Kitano, 1997). Malgré un argument documenté, Pitts se permet l’imaginaire,
l’intériorité, il évacue autant l’emphase d’un Alejandro González Iñárritu (Babel,
2006) que la bien-pensance d’un Philippe Lioret (Welcome, 2009). Ni
manichéen ni mielleux, Soy Nero, avec ses qualités, ses
défauts, délaisse la géopolitique merdique à Michael Moore et représente une
alternative assez évocatrice à l’actuelle production franco-française majoritaire, disqualifiée
depuis longtemps par son sentimentalisme, son cynisme, sa nostalgie rassie, sa
structurelle bourgeoisie. Muni d’une maldonne, Nero Maldonado court à la
poursuite d’une essence insaisissable, instable, emporté par le vent mauvais,
acteur passif d’une expérience existentielle, au-delà de toutes les paperasses
et les reconnaissances. À court de crédit damaged,
ce chasseur riche d’innocence, coupable de (sa) naissance, franchit une série d’obstacles
avant de se faire rattraper, probablement expulser, par des compagnons
incrédules d’ironique cavalerie. Chez Rafi Pitts, l’individu finit vaincu,
terrassé par le monde, reconduit manu
militari à son point d’origine(s). Ce
néant, ce déracinement, chaque spectateur sincère, lucide, les éprouve, y compris en
possession d’une carte de véritable identité, d’un passé pacifié, leçon existentialiste d’un
quotidien incertain, guère serein, à façonner ensemble ou en solo, à l’écart
des lois immorales, de l’œcuménisme confortable, des radicalisations et des
crispations de saison, réunis dans une révolution polysémique, politique, psychique
et esthétique, afin de lire en filigrane du « Je suis Nero » le
fameux « Je suis Spartacus » et dix mille visages en sus...
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