La Fiancée du monstre, Plan 9 from Outer Space, Night of the Ghouls : Revoir Ed Wood


Suite à leur visionnage sur le site d'ARTE, retour sur les titres d’Ed Wood.


Il suffit d’un avis – comme les trous du cul, chacun possède le sien, Harry Callahan ne nous contredira pas – pour vous pourrir la postérité, mais en 2018, qui se soucie du palmarès ironique des frères Harry & Michael Medved, à l’intitulé animalier (The Golden Turkey Awards, 1980) ? Que le tandem critique vomisse Raquel Welch & Richard Burton, libre à lui ; qu’il élise le sympathique Robot Monster (Phil Tucker, 1953) en sommet de ridicule et Ed Wood + Plan 9 from Outer Space en parangons du pire, cinéaste/film, pourquoi pas ? Laissons ces classements à la con, pléonasme, et apprécions dépourvu d’a priori, merci. Cette trilogie apocryphe, personnage du cop Kelton en point commun, séduit constamment, amuse à bon escient, se caractérise par son intégrité, son unité, sa diversité. Il ne s’agit pas ici de « réhabiliter » le réalisateur, de le canoniser à contre-courant, de le placer sur le piédestal du camp local. Il convient de le prendre au sérieux, sans esprit de sérieux, d’explorer son univers sans s’en foutre, sans se marrer entre potes amateurs de « nanars » du soir. D’ailleurs, la biographie de Wood n’invite guère à la rigolade, écourtée à la cinquantaine par une crise cardiaque, l’alcoolisme, la misère, et sa dégringolade paraît rimer avec l’oraison du policier de Plan 9, au repos « mérité », néanmoins « prématuré ». Pourtant le moindre de ses plans transpire une foi dans le cinéma, un plaisir à filmer, une vitalité de l’instantané, qui ne cessent de stimuler la cinéphilie, que nombre de ses confrères, davantage installés, honorés, friqués, feraient bien de lui envier, ne voisineront jamais. « Edward D. Wood, Jr. », carton de présentation un brin ronflant, pratiquait un ciné paupérisé, un ciné de pauvres, un ciné riche en actions, en émotions.

Il sut hisser les stock shots à leur vraie valeur de juste vol, en une sorte de parasitisme marxiste corrigeant l’inégalité des régimes d’images et donc des financements de production. Du Proudhon, chez Wood ? Surtout de la débrouillardise, la nécessité ravissante de faire feu de tout bois, salut au patronyme, de recycler des archives, des accessoires, des décors afin d’alimenter un désir démiurgique, d’une sincérité absolue. Quand on manque de moyens, on se doit d’imaginer, d’improviser, de ruser, de ne pas perdre son rythme à refaire la prise, à la recherche de la perfection, au risque de ne point pouvoir payer les frais de labo, cf. l’embargo sur Night of the Ghouls. Si vous souhaitez savoir ce que le terme indépendant signifie réellement, a contrario des départements désormais spécialisés des studios, confortable niche d’auteurisme pour festival sudiste, visionnez les œuvres d’Ed Wood et de sa troupe, labors of love évidents, inaltérés par leur insuccès, leur réputation bidon, leur étiquette suspecte. Tandis que tant d’excréments maculent le mercredi nos rétines tellement patientes, exhibition d’imbécillité(s), de cynisme et de billets dépensés pour rien, sinon émasculer la révolution, des imageries, des vies, le cinéma d’Ed Wood représente une véritable alternative rétive au misérabilisme, à l’amertume, à la stérilité. Les jérémiades, le dégoût, la rumination, voire le terrorisme, l’auteur les céda toujours à autrui, même s’il commit en fin de carrière de la pornographie alimentaire, autre genre de gémissements désargentés. Mieux, on recense dans La Fiancée du monstre, Plan 9 from Outer Space et Night of the Ghouls des instants de grâce précieux, hors de prix, inaccessibles à tous les banquiers, les épiciers, les satiristes assermentés, je pense à la douce caresse incrédule, inquiète, de Bradford donnée au mannequin humain, trop humain du dernier titre, je pense à l’oiseau du capitaine Robbins, perché sur son épaule gauche, au cours du premier, je pense à la marche somnambulique de Vampira & Tor Johnson durant le deuxième.





Cela ne s’achète pas, ceci déploie de la pure poésie, pas publicitaire, pas mortifère, contrefaite pour rassurer, faire consommer. Le fameux « faux raccord », hantise du cinéma bourgeois, embaumé, appliqué, policé, Wood s’en fout, il sait de façon supérieure que l’existence les accumule, qu’elle dément toutes les entreprises rassurantes de storytelling, il préfère la cohérence à la continuité, les effets en effets spéciaux, artisanaux, à la « suspension d’incrédulité » rémunérée, estomaquée. Les films d’Ed, et jusqu’à son scénario de The Bride and the Beast (Adrian Weiss, 1958), édifient un espace-temps qui n’appartient qu’à lui, au croisement du serial et du rêve éveillé. Nul hasard si Night of the Ghouls dispose d’une dimension méta, s’il prolonge le geste ambivalent du Magicien d’Oz (Victor Fleming, 1939), fugue enfantine psychogénique et démystification adulte de l’illusionnisme. Ici, mes amis, dirait Criswell, la fiction fricote avec le documentaire, le contexte avec l’imaginaire, l’obscurité gothique avec le vrai-faux fait divers. Le « voyant » précité s’adresse au spectateur et lui rappelle in extremis sa propre mort, moralité répétée, modulée. À force de jouer à l’apprenti-sorcier, totalitaire, nucléaire, funéraire, le anti-héros woodesque finit avec fracas. Au-delà de ce conservatisme de surface, en écho aux craintes atomiques d’une époque, Wood portraiture une Amérique de misfits, de marginaux, d’asociaux, plus proche de John Carpenter que de Donald Trump, on s’en doute. Galerie de « petites gens », de perdants, dépeuplée de super-héros falots, sinon fachos, ils cartographient une dystopie à domicile, singulière et cependant inscrite au sein d’un lignage national.

Résumons, rapprochons : La Fiancée du monstre (1955) reformule La Fiancée de Frankenstein (James Whale, 1935), Plan 9 from Outer Space (1959) se substitue au Jour où la Terre s’arrêta (Robert Wise, 1951) et Night of the Ghouls (idem) relit La Marque du vampire (Tod Browning, 1935). À proximité d’un marais, on se souvient du surhumain selon le  nazisme, de l’exil soviétique, on pratique l’hypnose licencieuse, on fouette le mutique, relation de maître et esclave en mode drolatique, pathétique. Un rocher à la Sisyphe terrasse le scientifique cinglé, esseulé, dopé aux particules, avant son embrasement enlacé à une pieuvre avide. Du côté de la San Fernando Valley, bientôt royaume de l’industrie du blue movie, des extra-terrestres ressuscitent les macchabées, en vue d’alerter les vivants au sujet de leurs errements. On parcourt les airs, on prend l’air au bord d’un cimetière, on descend dans la terre et avise un cercueil vide. L’armée dissimule les contacts cosmiques et des squelettes surgissent en reliques proprettes. Autour et à l’intérieur d’une maison supposée hantée, un escroc se déguise en réanimateur lucratif, à la Lovecraft de music-hall. Le constat de la « délinquance juvénile », amitiés à James Dean, dérive vers le fantastique, le duo de fantômes féminins, la vengeance des défunts. Gentiment féministe, le triptyque affiche des femmes fortes, pléonasme bis, et Wood se révèle habile à décrire des couples dynamiques, à écrire pour eux. En mercenaire élémentaire, il prend le pognon, peu importe la source, il carbure à l’argent privé, d’éleveur/vendeur de viande, aux subsides ecclésiastiques, amen. Dieu décore une réplique ou deux, Night of the Ghouls poursuit un peu La Fiancée du monstre, suite infidèle qui se fait la belle et se clôt sur un sarcophage refermé.





Bien sûr, Béla Lugosi « domine les débats », sardonique et mélancolique, toutefois l’ensemble du casting ne démérite pas, citons, pas uniquement par courtoisie, suivant a chronologie, les noms de Loretta King, Mona McKinnon, Joanna Lee, Maila Numi, Valda Hansen, Jeannie Stevens et, last but not least, Dolores Fuller, compagne du director. Quant au directeur de la photographie William C. Thompson, il parvient à créer un climat conséquent avec de l’évanescent, c’est-à-dire des ombres, du brouillard, de la fumée. La frontalité de Wood, vaccinée contre la théâtralité, en partie explicable par les conditions de tournage, remémore celle de Browning et le « mélodrame », philosophie naguère superbement illustrée par le créateur de Freaks (1932), innerve La Fiancée du monstre et Night of the Ghouls. Wood savait divertir, avec lui, pas à ses dépens, ni à ceux de ses silhouettes sur l’écran, petit ou grand. Il filmait des fables affables, des avertissements distrayants, des sorcelleries de quatre sous, tel l’opéra homonyme de Brecht & Weill, chanté dès 1928, auquel semble se rendre le détective en tenue de soirée. Ne comptez pas sur moi pour me moquer de ce cinéma-là, l’instrumentaliser, le magnifier. Avec ses limites mineures, avec ses réussites supérieures, le trio se tient comme il faut, tient debout, occulte de sa lumière familière les crachats autant que les cultes. Gardons-nous des équivalences à la va-vite, évitons de transformer Judy Garland en ersatz US d’Édith Piaf et Ed Wood en prédécesseur américain d’un certain Jean Rollin, lui-même attachant cinéaste sans budget, mésestimé, adulé, passé par l’horrifique puis le X.

Le lecteur doit dorénavant savoir que j’exècre la doxa, que je ne m’en satisfais pas, que je célèbre a fortiori les francs-tireurs, les amateurs, au sens étymologique mémorisé par Orson Welles attablé avec Jeanne Moreau. Si l’on aime le cinéma, on prise ses passionnés, on leur pardonne leurs impuretés, malheur aux obsédés de la pureté, au cinéma, au-delà, et clin d’œil à André Bazin, promoteur d’un art cinématographique « impur ». Poétique et politique, le cinéma d’Ed Wood persiste à intéresser, à surprendre, à constituer un cas d’école remarquable et remarqué. Au début de Night of the Ghouls, son autoportrait apparaît au cœur du commissariat, au fond du cadre surélevé, avis de recherche discret qui en dit long sur son sens de l’autodérision. Mis en abyme à l’instar du Hitchcock de Lifeboat (1944), Wood demeure un capitaine à part entière, un artiste modeste, obstiné, fraternel, assez bien dessiné par Tim Burton & Johnny Depp pour le biopic Ed Wood (1994), qui manœuvra son navire individuel et choral sans défaillir, et vogue la galère, mes frères. Pour toutes ces raisons, pour les films eux-mêmes, à évaluer volontiers, pour l’énergie et l’aura dont ils témoignent, Mister Eddy valait bien trois feuillets de votre serviteur, à équidistance de la nostalgie rassie, régressive, et de l’autopsie universitaire. Si vous prenez le temps de les découvrir, si vous escomptez, lecture incitative, leur consacrer disons 220 minutes de votre brève vie, je ne crois pas que vous le regretterez. Et tant pis si, ensuite, ma prose vous apparaît trop clémente, indulgente, véhémente. Une œuvre peut décevoir, la plupart ne s’en prive pas, alors que La Fiancée du monstre, Plan 9 from Outer Space, Night of the Ghouls ne suscitent à aucun moment l’ennui, le mépris, causés par le fréquent sentiment d’ineptie.





Quarante années après sa disparition, Ed Wood ignore depuis longtemps ce que l’on dit encore de lui, mort peut-être en compagnie de ses amis, acteurs, collaborateurs. Sa filmographie lui survit, parle pour lui, écoutons-la et taisons-nous – ou pas.

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