Have a Nice Day : Night on Earth
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Liu Jian.
Au cours d’un discours philosophique
ironique entre prolétaires autour d’un verre, on entend une évidence,
« Les gens ont besoin d’une vie spirituelle », on énumère les trois
niveaux de liberté à l’ère du consumérisme, au marché, au supermarché, en
ligne. Durant une nuit sans répit, cependant engourdie dans sa propre autarcie,
un magot d’un million dérobé joue les furets. Il passe par ici, il repassera
par là, il finit trempé par la pluie, alors que son propriétaire gangster, auparavant renversé, se relève
avec difficulté. Fin ouverte et boucle bouclée selon ce métrage d’animation déprogrammé
à Annecy, adoubé par Jia Zhangke. Réussite drolatique, Have a Nice Day
cartographie une partie de pays, chorégraphie un massacre ankylosé. Il aligne
les personnages multiples et dessine leur destin funeste. Composé de plans
fixes, doté d’un travail évocateur sur le son, l’opus se ponctue de morceaux musicaux « zodiacaux »,
sarcastiques, mélancoliques et nostalgiques, la plupart imputable à un groupe
au nom improbable, The Shanghai Restoration Project, c’est-à-dire Sun Yunfan
& Dave Liang. En 1975, en Amérique, Al Pacino braquait une banque pour
aider son amoureux transgenre, souvenez-vous du sympathique Un
après-midi de chien filmé par Sidney Lumet. En 2017, en Chine, Xiao
Zhang dévalise un passager de la pègre afin de refaçonner la face défigurée de
sa future épouse du côté de Séoul, quel maboul. Bien sûr, rien ne se déroule ainsi
et les mésaventures s’accumulent, valse-hésitation à l’unisson de la valse
marine de la bande-son, océan intérieur tarkovskien causé par le KO du
conducteur d’engins, « fils dévoué » à la mère « sacrifiée ».
Liu Jian, homme-orchestre originaire
de Nankin, créateur du studio Lejoy, ne pratique pas la précipitation, confère
à chaque situation et silhouette son poids de présent, son espace-temps
lancinant. Les véhicules traversent l’écran dans les deux sens tandis que
l’immobilité des individus remémore les « modèles » de Robert Bresson
ou le Chris Marker de La Jetée (1962). Quant au graphisme
et aux ellipses, ils se situent dans le sillage de la « ligne claire »,
de la lumière au sein de l’obscurité, au propre et au figuré. Passez une bonne journée se
moque et contredit l’intitulé de cette nuit merdique, mortelle, détentrice
d’une unité de lieu, de temps et d’action(s) la rapprochant de la tragédie
classique occidentale. Pour revoir le printemps sous les pavés, cf. la citation
liminaire de Tolstoï, tu repasseras, camarade, tu devras te contenter de la tête
de Mao imprimée sur les billets convoités. Une scène d’ascenseur débouche sur
un karaoké mental irrésistible, qui associe le mythique Shangri-La, amitiés à
Frank Capra (Les Horizons perdus, 1937), et une satire ludique de l’imagerie
de propagande rurale, réponse retardée au lyrisme lacté de La Ligne générale (Sergueï
Eisenstein, 1929). Toujours lucide, jamais cynique, Liu Jian sait conférer une
aimable humanité à sa troupe de pieds nickelés à la rapacité grotesque et
l’inverse. Ici, on construit, on détruit, on couche avec la femme de son
meilleur ami, on tente de lui refourguer ses toiles en échange de sa (sur)vie.
Skinny, gros tueur trop fier, appréciez son surnom de contradiction, menace le
petit voleur épris du Parrain (Francis Ford Coppola, 1972),
se fait poignarder par l’insensé, pauvre boucher avéré au ventre transpercé. Un
varan traverse des voies ferroviaires et un maillet modifié tire une balle
fatale, frontale.
Sur les murs du Big Boss, « oncle »
redoutable, des rictus sinistres se
substituent aux palmiers crépusculaires de Tony Montana (Scarface, Brian De Palma,
1983) et l’affiche de Rocky (John G. Avildsen, 1976) afflige
un garage. Réminiscence de pipi au lit avec tache aux allures de Taïwan,
restaurateur-inventeur à la Claude Autant-Lara (L’Auberge rouge, 1951), démarchage
au mauvais moment pour des placements fonciers ou désastreuse volonté d’ascèse
bouddhiste, urine de canidé qui réveille + larmes du ciel, sans omettre un
gracieux papillon floral ni des accidents en série, au rouge carrefour circulaire
des vies : tout ceci suffit à donner le ton, à donner envie au lecteur de
découvrir un film modeste et majeur, qui peut un peu faire penser à un A
Touch of Sin (Jia Zhangke, 2013) de poche. Tout cela, vous vous en
doutez, n’amusa pas les locales autorités, mais qu’importe la censure jusqu’à
l’étranger attristé : Have a Nice Day sait tout de suite trouver son chemin vers le
cœur du spectateur, auquel s’adresse aussi cette fable sur la vénalité,
l’absurdité, l’altruisme et le capitalisme. Laissons Monsieur Emmanuel Macron
canoniser au Panthéon son dada de Maurice Genevoix et conseillons à tous ceux
qui ne votèrent pas pour lui, moins encore pour la vaine, imbuvable Walkyrie, pour
le pantin Trump, reconnaissable à la radio, félicitant la rassie Hillary, de
visionner fissa l’acronyme légitime d’une main, HAND, donc, davantage dans la
gueule que tendue, certes. Croire à la seconde chance, à l’exil loin des
souffrances ? Croire en soi, au cinéma, au dessin animé, aux desseins
animés des meilleures intentions, ouvertures variées, mondialisées, sur un
enfer ordinaire – le nôtre, « mes chers compatriotes ».
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