Dr. Jekyll and Mr. Hyde : Caché
L’identité comme maladie, la drogue répit, le film expérience réflexive.
Instant troublant, insolite, au bord
du risible, annonciateur de The Thing (John Carpenter, 1982) :
durant son sommeil très troublé, le docteur meurtrier matérialise sa hantise
sous la forme en surimpression d’une araignée démesurée, à tête humaine, la
sienne, la malsaine, qui contourne le lit, monte dessus, recouvre son corps ;
on pense au Cauchemar de Johann Heinrich Füssli (1781), voire à Ça
de Stephen King (1986). Davantage que Robert Louis Stevenson, la transposition de Clara S. Beranger,
scénariste stakhanoviste pour Cecil B. DeMille, évoque Oscar Wilde, moralité
muette de tentation cédée, assumée, in
fine suicidée, bague létale de
Renaissance empoisonnée incluse. Elle permet de découvrir John Barrymore, frère
de Lionel, grand-père de Drew, acteur-comédien au profil aquilin, surnom de
profession. Saluée à l’époque, sa prestation persiste à impressionner presque
cent après, vaut à elle seule l’exhumation d’occasion, de saison. Pionnier, Dr.
Jekyll and Mr. Hyde (1920) s’inscrit au sein d’un sillon fécond,
renvoyons vers les réussites homonymes de Rouben Mamoulian (1931), Victor
Fleming (1941), Gérard Kikoïne (1989), le remarquable Mary Reilly (1996) de Stephen
Frears ou même La Momie (2017) d’Alex Kurtzman, relecture distrayante si
ensablée, accessit au Docteur
Jerry et Mister Love de Lewis (1963) et tant pis pour le piètre Docteur Jekyll et les femmes de Walerian Borowczyk (1981). Prédécesseur de
Fredric March, Spencer Tracy, Jerry Lewis, Udo Kier, Anthony Perkins, John
Malkovich, Russell Crowe, Barrymore ne démérite pas, soigne ses
transformations, leur progression vers l’abomination, sensation, sens duel,
déplaisante et cependant à succès. Derrière la caméra, le méconnu, pourtant
prolifique, John S. Robertson imite le modèle, applique une économie classique –
le visage de sa star + des fondus
enchaînés discrets suffisent à faire surgir le victorien Edward, dark side
éclairante promise à reparaître de manière régulière sous les projecteurs
inquisiteurs.
Muni de mains de macchabée, l’amoureux
des miroirs y admire sa laideur à demeure puis la déchéance en tandem d’entraîneuses défraîchies. Le
réalisateur pratique avec habileté la réversibilité, la fumerie opiacée, bien
sûr asiatique, en rime mortifère au dispensaire liminaire. Aiguillé, défié par
un émule du cynisme de Lord Henry dans Le Portrait de Dorian Gray (1890), « l’idéaliste
philanthrope progressiste » se métamorphose fissa en fiend affreux, amateur de danseuse sudiste au décolleté évocateur,
frémissez à la sensualité de Nita Naldi, protégée de JB. Tandis que sa
Millicent innocente se ronge les sangs bienséants, incarnée par une Martha
Mansfield pas encore mortellement cramée dans son costume de Sécession, le
toubib méconnaissable, logé à Soho, à deux pas des tripots, malmène un minot,
ensuite se débarrasse de son Méphisto à coup de canne de proprio, CQFD de sa
bonté suspectée, peut-être suspecte. Soulignons par conséquent la dimension
ironique, sinon satirique, de L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M.
Hyde (1886), novella révélant
l’hypocrisie de classe autant que démasquant les apparences sociales. La fable
sur le dualisme cède ainsi la place à un portrait à charge, illustration
glorieuse d’un célèbre aphorisme de Pascal. « L’homme n’est ni ange, ni
bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », en
effet, alors que l’édulcorée bestialité du sieur Hyde fait désormais sourire,
merci aux deux guerres mondiales, à leurs atrocités commémorées, sans
mentionner les innombrables messes noires de nos enfers privés, salut à Jean
Rollin écrivain. La double vie, accordée à la césure du jour et de la nuit, se
paie du prix de la sienne, du chèque illico
refilé au père du petit estropié. In
extremis, à court d’antidote, Jekyll
retrouve ses traits intacts, gisant apaisé, face prise de droite, la sinistre
définitivement évacuée, logique graphique symbolique.
Film bref, produit par Adolph Zukor, Dr.
Jekyll and Mr. Hyde cartographie un huis clos de cerveau et de studio,
tournage à New York ad hoc. Tel Dracula
(Tod Browning, 1931) onze ans plus tard, il témoigne de ses origines
théâtrales, frontales, de la traduction scénique effectuée en amont par le
dramaturge Thomas Russell Sullivan, histoire et hostage sentimentaux en sus. Il utilise aussi des teintures bleu
nocturne et violet envapé, dissociation du support à l’unisson de l’argument clivé, guère clivant, à moins
de maugréer devant son manichéisme, son puritanisme, son moralisme formulé sur
cartons jamais abscons. En 2018, l’interprétation de schizophrénie jolie sent
la poussière, stimule le méta. Jekyll & Hyde équivalent à toi & moi,
unités divisées auxquelles le cinéma, art funéraire et spéculaire, permet de se
refléter par procuration, de commettre le pire et d’en rire, de s’en sortir, de
s’extraire de la salle ou d’évanouir le visionnage, contrairement au médecin ici
un brin faustien. La permanence des mythes s’explique en partie par leur
plasticité liée à l’actualité. Le cinéma dit d’horreur carbure au corps,
remémore notre mort, élabore des mélodrames constamment modernes et magnifie un
programme existentiel. Barrymore secourt, s’interroge, se met au travail, se
marre, se maudit, aide son prochain et crée son destin. En lui, via ses mésaventures, tout cinéphile se
reconnaît, honnêteté de regard miroité, de cadavre en sursis, de cobaye à
domicile atteint d’hubris. Le comte transylvanien dépeint par Bram Stoker en
1897 vous invite à méditer sur l’immortalité, la solidarité, la dangerosité de
l’immobilier ; le montage-outrage du baron Frankenstein, Prométhée esseulé,
endeuillé, accouché par Mary Shelley en 1818, raccorde dorénavant avec les
promesses eugénistes du transhumanisme ; la figure velue du loup-garou émeut
les adolescents soumis aux merveilles et à la malédiction de la puberté.
Henry Jekyll, modeste et
mélancolique, praticien point serein, cachottier de perversité, tente d’isoler
dans des « maisons séparées » des élans opposés de sa personnalité,
au lieu de viser la synthèse, l’équilibre instable, le juste dosage de noirceur
et de clarté. Aventurier immobile, explorateur de laboratoire, il ressemble à
chacun des spectateurs, accomplit la catharsis, assure par son sacrifice,
résistance de conscience, le retour à l’ordre d’une société par essence
désordonnée, injuste, sauvagement civilisée. Martyr dissimulateur, son chemin
de croix démoniaque condense le quotidien humain et l’intensifie jusqu’à la
lie, jusqu’à la destruction intérieure de l’ennemi intime, inadmissible, jovial
et fatal. Quelque chose de cette tendresse, détresse, tristesse transpire selon
l’opus de Robertson et ceci suffit à
donner envie de le célébrer à sa mesure limitée, appliquée, irréductible à un item d archéologie ou de nostalgie. Dans
la glace, sublime et dégueulasse, ta gueule te fait la gueule, t’incite à
dégueuler. Mais ce « moi haïssable », putrescible, corruptible, au
propre, au figuré, caché à la surface, tu n’en possèdes pas de second, de
rechange. Apprends à nager dans ce marais, à changer à chaque seconde, à
savourer la rive ensoleillée, au risque de sombrer dans les abysses du vice, du
nihilisme, du terrorisme, du désespoir de l’Adversaire. Et, accessoirement,
recolle les morceaux de ta photo, mon fraternel psycho...
Très pascalien dans l'ombre du docteur Freud, en version Lacan
RépondreSupprimerje savoure la chute : "Apprends à nager dans ce marais, à changer à chaque seconde, à savourer la rive ensoleillée, au risque de sombrer dans les abysses du vice, du nihilisme, du terrorisme, du désespoir de l’Adversaire. Et, accessoirement, recolle les morceaux de ta photo, mon fraternel psycho... "
Merci de la citation, de l'avis, et ravi, à nouveau, de voir ma prose savourée puis partagée par vos soins généreux, very psy...
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