Battleship Island : Banzaï
Cuirassé encombré ? Gueules noires auxquelles croire…
Au cinéma, peut-être par-delà, les
Japonais, pour les Coréens, ressemblent aux nazis dépeints par les
Européens : des repoussoirs absolus, des barbares en costards, les
meilleurs ennemis que l’on adore détester, que l’on apprécie de voir trépasser.
Carrément caricatural, Battleship Island (2017) contourne
quand même le manichéisme, car il possède aussi un traître issu de Séoul, de
surcroît nationaliste, indépendantiste, fétiche à exfiltrer. Ailleurs, la jeune
Coréenne crue tatouée, révélée exilée, violée, prostituée par un similaire
ressortissant, raconte au calme les scarifications que lui imposa un sadique « secrétaire
de mairie » de son pays. Il évacue en sus la moindre once de
triomphalisme, de chauvinisme, s’achève sur une victoire à la Pyrrhus, sur une
liberté incertaine éclairée par l’immense et sinistre brasier de Nagasaki,
« quelle horreur », en effet, quel crime (in)qualifiable de guerre et
envers l’inhumaine humanité commis, merci, par les stratèges impunis des
États-Unis. La gamine du musicien, précédemment proie peinturlurée pour
pédophiles au service-sévice de l’empereur, constate le désastre, la perte des
compatriotes sur place puis nous regarde droit dans les yeux, petite survivante
en noir et blanc trop vite grandie. Avant la coda des Quatre Cent Coups
(François Truffaut, 1959), Battleship Island résonne avec Indiana
Jones et le Temple maudit (Steven Spielberg, 1984), avec New
York 1997 (John Carpenter, 1981), avec La Grande Évasion (John
Sturges, 1963). Cette fresque chorale nous plonge, littéralement, dès le tout
premier plan, au creux d’une mine de charbon sous-marine, d’une île-prison pour
déportés trompés, pourvus de lettres de recommandation à la con, d’un enfer
insulaire dont on laisse volontiers la question sacro-sainte de l’exactitude
historique aux spécialistes des romans nationaux, des versions officielles, des
légendes de manuels.
Si le métrage d’outrages rappelle
l’imagerie de la Seconde Guerre mondiale, trains fatals, camp de concentration
de saison, kapos et collabos, cadavres
cramés, atrocités effacées, nul hasard, plutôt des correspondances, des
délocalisations, des transpositions, la plus surprenante et cohérente sous la
forme d’un emprunt musical, le Ennio Morricone extatique et doré du Bon,
la Brute et le Truand (1966) alors requis pour accompagner le passage
d’une passerelle cruelle, vers l’émancipation de l’horizon. On sait que Sergio
Leone, cinéaste mélomane, utilisa le motif réaliste, avéré, des orchestres de
prisonniers afin de délivrer sa sienne adaptation, en pleine guerre de Sécession,
de la Shoah, de ses massacres en musique, de ses requiem de haine, amitiés à Elem Klimov (Requiem pour un massacre,
1985). Ryoo Seung-wan agit à l’unisson, infirme néanmoins son mentor pétri de
cynisme et de sentimentalisme. Collégien orphelin, élève à petits boulots,
acteur pour Park Chan-wook, fan de
Jackie Chan, admirateur du cinéma de HK, marié à sa co-productrice préférée,
fournisseur de publicités à destination de l’OTSI de Corée ou Motorola, le cinéaste
quadra brasse ses destins à la grue, minore le mélodrame, réussit des scènes
d’action(s) qui néantisent aussitôt le corpus
hollywoodien contemporain. Sa sensibilité disons asiatique se situe dans la
grâce diabolique du détail, indeed, citons
par exemple une gosse aux pieds nus, à proximité d’un examen gynécologique à la trique, un brin malsain, amusée par la
poussière de la lumière ; un directeur-dictateur onctueux, accueillant,
écrasant une fourmi sur son micro ; un drapeau nippon découpé/réinventé en
double levier. Spectaculaire, violent, au risque de la démesure, voire du
révisionnisme, Battleship Island comporte deux grandes séquences
caractéristiques de sa dialectique, de sa volonté de faire dialoguer, au
propre, au figuré, l’individu et la communauté, l’indigène et l’étranger, où
les protagonistes s’apostrophent, où la foule écoute, commente.
Ici, mis en valeur à la bougie, on
démasque une traîtrise mercantile avec des mots, des carnets chiffrés, on
égorge le vrai-faux sage, on décide de rester ou de partir par la parole, la
confrontation, l’argumentation. Quelque chose de la tragédie antique passe
durant ces instants assez superbes, leçon de répliques, de découpage, de
cadrages, d’éclairage, de rythme, de jeu de troupe et de calligraphie à la
caméra. Quelque chose de l’héroïsme des anti-héros, du rôle du chœur en chambre
d’écho, renaît sous nos yeux, à l’intérieur de nos oreilles, pont au-dessus des
océans, liens entre les continents. Film physique, film de corps qui se
salissent, vomissent, jouissent, périssent, défèquent, se décapitent,
s’immolent, versent des larmes, se torturent, se font bombarder, Battleship
Island
incorpore un puissant un corps-à-corps masculin, à portée de bain, digne de son
mémorable homologue des Promesses de l’ombre (David Cronenberg, 2007). Film énergique, comme nourri de son élan, de son mauvais
vent, il emporte le spectateur pendant cent trente minutes, il célèbre l’esprit
de résistance, de solidarité, il souligne la force des femmes et la faiblesse
des hommes, CQFD. Lorsque le sportif et sa complice, relecture hardcore du couple étasunien qui d’abord
s’enquiquine, ensuite s’estime, décèdent en plongée, amants platoniques,
combattants toniques, on se souvient de Tristan & Yseut, on saisit que la
vengeance oblitère la romance. Pas de fin heureuse pour ces damnés du STO, pour
ces esclaves spoliés, à faire passer le Zola de Germinal (1885) pour un
suppôt zélé du capital. Pas de révolution en matière de cinéma, juste une foi,
un plaisir, une précision et un soin de chaque plan, moment, signature
polymorphe d’une cinématographie à nouveau volontiers saluée par votre
serviteur.
Adulte et populaire, tendre et en
colère, classique et singulier, Battleship Island carbure au bruit,
à la fureur, au passé, à la sueur, coûta beaucoup, connut in situ un gros succès mérité, combine beauté et trivialité, ne
manipule jamais, assume et nuance son dualisme, constitue un divertissement
stimulant, à des années-lumière de l’auteurisme mémoriel, de l’avarice du
récit, de l’étroitesse des vies, de l’absence de point de vue, y compris
problématique, de personnalité, de générosité, tares détestables,
structurelles, des productions à domicile, camelote interlope de vieille Europe
à bout de souffle, transfusée par la TV, fêtée en festivals funestes, également
a contrario de la lobotomie
pyrotechnique telle qu’elle se pratique outre-Atlantique. Tourné sur le site
d’une ancienne base militaire US, lieu de recréation d’un impressionnant
bâtiment, au double sens d’immeuble maritime, élu en 2015 au patrimoine mondial
de l’UNESCO, porté par un casting
convaincu, convaincant, mentionnons Hwang Jeong-min (New World, Park Hoon-jung
2013 + The Strangers, Na Hong-jin, 2016) en paternel, Kim Su-an (Dernier
train pour Busan, Yeon Sang-ho, 2016) en fifille, l’odyssée en huis
clos de Ryoo séduit par sa dynamique, sa maîtrise, son attention, par les
talents tressés du directeur de la photographie Lee Mo-gae, collaborateur
régulier de Kim Jee-woon (Deux sœurs en 2003, Le
Bon, la Brute et le Cinglé en 2008, J’ai rencontré le Diable en 2010) et
du production designer Lee Hwo-Kyoung
(The
Strangers, again). Ni Furyo
(Nagisa Ōshima, 1983) ni City of Life and Death (Lu Chuan,
2009), il ne se soucie ni d’homoérotisme martial ni du martyre de Nankin, il ressuscite
un épisode d’amnésie et ranime une nouvelle fois les spectres incarnés du
cinéma, art funéraire tout sauf austère, qui envisage sa vérité, réalise sa
réalité, nous donne à réfléchir, à ressentir, au présent, maintenant, à perdre
sans désespérer, à ravir sans rassurer.
Un « chef-d’œuvre virtuose »,
« épique », ainsi que le claironne la fanfaronne affiche
française ? Une œuvre ambitieuse, prometteuse, douloureuse et soyeuse, pas
cogitée par/pour les petits-bourgeois à dégager fissa, les insupportables humanistes
autoproclamés, les risibles bonnes consciences de cinémathèque à missel consensuel
– un film enflammé, imparfait, clivant, vivant, du vrai cinéma, voilà, à
Hashima, au-delà.
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