Les Deux Orphelines : La Fête à Henriette


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de David Wark Griffith.


« Danton and Robespierre » décrit le carton laconique, puisque Griffith, pionnier sous pseudonyme de noble, cependant ni le premier ni le dernier, adapte une pièce de théâtre française à succès, avec l’accord de sa principale comédienne, Kate Claxton. En 1921, il faudrait se méfier de l’anarchisme, du bolchévisme, du fanatisme, cf. la French Revolution, sa voyoucratie de sans-culottes, sa tyrannie de la Terreur. Inspiré par les travaux du spécialiste Thomas Carlyle, par le romanesque urbain, dédoublé, de Charles Dickens, le réalisateur renvoie dos à dos les aristos écraseurs en carrosse de minot et la mob alcoolisée de La Carmagnole dansée, met en parallèle les réjouissances, les lascivités, les atrocités, en maître renommé du montage alterné. Mélodrame historique, Les Deux Orphelines se divise au bout d’une heure et demie, chacun des actes conclu par une coda sous forme d’acmé. La première réunit de manière éphémère les séparées sisters au son de leur voix, chant de mendiant(e) + cri de ravi(e), double sens provençal, Henriette à sa fenêtre, souligne l’importance de l’acoustique au creux du muet. La seconde constitue un sauvetage in extremis, l’orateur vérolé arrivant à l’ultime moment, muni du bon document, pour dérober au bourreau costaud sa décollation de saison, merci aussi au retard causé par le mécanisme défectueux du couperet. Dans la vaine vraie vie, on survient toujours trop tard, les femmes que l’on aime succombent aussitôt, leçon lucide et cruelle mise en scène par le Brian De Palma de Blow Out (1981), autre odyssée sonore au bord des larmes. Au cinéma, le temps devient mouvement et inversement, alors Orphans of the Storm s’avère une œuvre qui va vite, qui offre à ses demoiselles dites en détresse jamais gémissantes, constamment résilientes, une deuxième chance sincère, une fin heureuse de malheureuses désormais joyeuses, pour l’éternité, allez, en famille recomposée, concorde au-delà des combats, des classes sociales.


Prise dans la tempête des événements révolutionnaires, Henriette recherche Louise, la retrouve, trouve l’amour, adoube son chevalier, évidemment servant, tandis que sa vraie-fausse frangine recouvre la vue – bye-bye aux Broken Blossoms (1919) et bienvenue aux roses du paradis de l’épilogue. Auparavant, DWG se remémore Moïse, mioche abandonné, se souvient d’Abel & Caïn, transformés en filous fratricides, adresse un clin d’œil à la couronne d’épines du Christ, ici pain de gredins sur la tête de la pauvre Henriette debout sur sa charrette. Le marquis de Praille, ravisseur peu ravissant ? Un ersatz de Sade supposé. La mère Frochard, souterraine moustachue hilare ? Une partenaire de la Thénardier. Griffith fusionne en cent cinquante minutes Naissance d’une nation (1915), possible intitulé alternatif, Intolérance (1916) et Cœurs du monde (1918), mêle ampleur épique et délicatesse intimiste, scènes de foule et frontalité d’intérieurs, gros plans de visages, d’accessoires et travellings de défilés, de chevauchées. Son évocation, davantage que sa reconstitution, affiche des fondus au noir, des filtres colorés, sa fresque tout sauf indigeste se filtre au lyrisme à fleur de peau. Elle inclut un caméo de Thomas Jefferson & Gilbert du Motier de La Fayette, une fête funeste avec fontaine et profondeur de champ, le porche et les portes de Notre-Dame de Paris en hiver, enneigée, une prison pour femmes et une forteresse d’exilé(s), un tambour décadré assorti de déguenillés guère amnésiques, un surcadrage d’affrontement à travers l’ovale d’une demeure déserte, calme dedans, chaos dehors, des caches horizontaux retaillant les troupes, un foutu fichu et une justice singée, dont l’unique sentence se mime en gorge tranchée.



Le cinéaste sudiste filme la misère amère en Dorothea Lange de la caméra, s’autorise des touches d’humour burlesque avec le serviteur à la couette experte, magnifie sa muse, l’irrésistible Lillian Gish, en compagnie de sa discrète Dorothy, pas encore grand-mère mémorable à main armée de La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955). Film énergique, elliptique, politique, poétique, film ressuscité par le valeureux Kevin Brownlow, que soutient notamment Serge Bromberg, musiqué avec sensibilité par John Lanchbery, manieur de La Marseillaise rappelant le Max Steiner de Casablanca (Michael Curtiz, 1942), Les Deux Orphelines dialogue à distance avec Danton (1983) d’Andrzej Wajda, sur lequel je ne reviens pas, Lady Oscar (1979) de Jacques Demy, Liberté, Égalité, Choucroute (1985) de Jean Yanne, Chouans ! (1988) de Philippe de Broca, Ridicule (1996) de Patrice Leconte, Le Pacte des loups (2001) de Christophe Gans ou La Révolution française (1989) de Robert Enrico & Richard T. Heffron, boucle bouclée de bicentenaire, liste subjective de cinéphile citoyen. N’en déplaise au médiatique Éric Zemmour obsédé par les croisades discréditées, réinterprétées en paradigme de développement européen, à la barbe de l’islam, de ses barbus expansionnistes, 1789 persiste à s’imposer en chapitre majeur du roman national, continental, à cristalliser la schizophrénie d’une époque clivante, violente, remplie de présages, par exemple celui du colonialisme légitimé en humanisme, par conséquent de la guerre d’Indochine puis d’Algérie, celui du fascisme franco-français, donc des exactions de la collaboration et des fantoches de Vichy.


L’obscurité des Lumières, l’effet boomerang de la révolte populaire, son instrumentalisation, sa confiscation, la substitution sinistre de la bourgeoisie à l’aristocratie, peste et choléra, Charybde et Scylla, ah, ça n’ira pas, tout ceci, en partie décrit, élargi, par les éclairantes ténèbres de Sade, célèbre embastillé, Griffith presque s’en fiche, ne fait que le survoler, il se focalise sur ses hantises, citons l’innocence sans cesse sur le point d’être souillée, hier par un nègre, vocable très dix-huitième siècle, sorry, heureusement émaskulé par les kavaliers immakulés du KKK, aujourd’hui par un vieux beau rassis, roitelet de garden-party avinée, glissant vers l’orgie, heureusement châtié par l’épée de l’impeccable et moins poudré de Vaudrey. « Love and mercy », ainsi se résume la moralité de l’audacieux Danton, message consensuel de réconciliation, de pardon, qui évacue un peu vite le servage, les sévices, l’inégalité systématisée, système insupportable renversé au risque de la vengeance, de l’aveuglement, motif mis en abyme, question cruciale du point de vue, du dessillement immanent, de la réalité réinventée en vérité insoucieuse d’objectivité. La version-vision de David Wark, spectaculaire plutôt que documentaire, ludique plutôt que didactique, convainquit le public, procura l’un de ses derniers succès, avant l’échec, l’oubli, la pauvreté. En 2018, métrage daté, remarquez les maquillages, les coiffures féminines, pourtant hors d’âge, stimulant, vivant, Les Deux Orphelines persévère à séduire par son classicisme serein, son rythme stendhalien, je pense à la rapidité de La Chartreuse de Parme (1839), similaire émancipation sentimentale pénitentiaire, idiome personnel ensuite repris, retravaillé, par la discutable transparence hollywoodienne.


En 2018, un arrogant président par intérim en déplacement se permet de recadrer en direct une retraitée désargentée via sa durée, son taux de cotisation. Les chiffres, cette religion contemporaine souvent mise en avant quand on parle de Griffith, étalon de superproduction, ne servent à rien dans la célébration d’un item sombre et lumineux, poignant et joyeux, enfin remis en valeur, appréciable à sa juste valeur, par une copie à la hauteur. Voilà ce que j’appelle du vrai cinéma ; sinon, il vous revient les simulacres sinistres du mercredi, pardi, sinon il nous revient à tous de matérialiser maintenant les trois termes d’une devise jolie, au fronton de nos mairies, lettre volée à la Poe, c’est-à-dire lettre morte au royaume du capitalisme, de l’individualisme, du cynisme. Libre, égal, frère, le film de Griffith, à défaut de révolutionner l’imagerie et le discours d’admiration, de désamour, sur une période précise, sur un mythe cyclothymique, fournit des raisons d’espérer, au cinéma, au-delà, montre des deux côtés de l’écran un collectif en action(s), en émotions, en traduction, en écho, pourquoi pas, à la réussite de Vincente Minnelli relisant Madame Bovary (1949), à l’unisson d’une héroïne se faisant ses propres films. Et le sourire des sœurs Gish suffit, inspire à ne point nuire, à redire que le ciné transcende, enterre, ranime, les petits mecs à particule et les anonymes misérables, riches de leurs rires, de leurs rêves, de leur histoire d’un soir, d’une vie, même fauchée par le vent mauvais de l’Histoire, de sa grande hache à la Perec.


Sans soleil, on dépérit, sans argent, on survit, sans ciné, on s’appauvrit, sans horizon, on se morfond – refaire la révolution ? Se défaire des illusions, des oraisons, du plomb, apprendre le rebond, saluer l’épopée à taille humaine, revenir aux origines dépourvu de nostalgie, d’autarcie, envisager l’avenir à l’écart du pire, des pères, des repères de poussière. Tu veux filmer, camarade ? Existe d’abord, autonome et solidaire, critique et tactique, tendre et radical, ou apprête-toi pour ton dîner de gala, remember Mao, pour le gros gâteau derrière les grilles. Mais gare aux affamés, qui finiront peut-être par te dévorer, à l’instar des clients méconnaissables du supermarché marxiste de Zombie (George A. Romero, 1978), cannibales crevant la dalle dans l’écrin mesquin d’un sanctuaire de chair, de chère, de vie chère, d’abondance délétère, d’Occident à feu, à sang, fiévreux et en sang. Bon appétit, ma mie…

Commentaires

  1. La Nuit de la mort (1980) avec Charlotte De Turkeim https://www.youtube.com/watch?v=VoOGghjnLvE
    deux orphelines, un manoir de style anglo-normand, de riches vieux cannibales dans le pacte de Faust revisité, et le clou du spectacle si on peut dire, le Prince du lieu qui avance masqué et se réserve les meilleurs morceaux, quelle satire sociale de la haute...en miroir de votre texte et en particulier :
    "cannibales crevant la dalle dans l’écrin mesquin d’un sanctuaire de chair, de chère, de vie chère, d’abondance délétère, d’Occident à feu, à sang, fiévreux et en sang. Bon appétit, ma mie…"

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    1. Point commun aristocratique, Charlotte de Turckheim affichait dans Chouans ! un décolleté à la Delacroix ; merci du reflet, des aimables sœurs Gish aimablement partagées, citoyenne…
      https://plus.google.com/u/0/106170379069349876855/posts/TcSEvCv5nUU

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