Vacances à Venise : La Vieille Fille


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de David Lean.


Jane Hudson (Kate Hepburn, à contre-emploi, en robe) tient la même caméra (à trois objectifs) que Mark Lewis dans Le Voyeur et comme lui elle s’en sert à la manière d’un bouclier entre elle et le monde. Mais la secrétaire (économe) finira par s’en défaire, par l’abandonner dans sa pension échangiste. Plus courageuse que le cinéaste amateur (de femmes immortalisées dans la peur, à mater en s’astiquant devant un snuff movie implicite), probablement moins tourmentée par son papa, l’Américaine (se) guérit de son bovarysme affectif et touristique. Elle s’en sort beaucoup mieux que les héroïnes blessées de Brève rencontre et La Fille de Ryan, qu’elle relie dans sa maturité entre deux eaux (de la lagune). Si Lean ne nous montre jamais les images qu’elle filme, il fait de son film un rêve éveillé, il pratique le POV pour ainsi dire au style indirect, il cartographie un ensemble de stéréotypes (esthétiques). Jane ne rencontre pas Tarzan mais Renato, pas celui du Molinaro de La Cage aux folles, on s’en doute. L’impeccable commerçant élégant (Rossano Brazzi, très juste, sans un faux pli et dépourvu de La Comtesse aux pieds nus) lui apprend les délices de l’union libre, s’assoupit souvent au crépuscule avec en arrière-plan une tour phallique du plus bel effet. Auparavant, un feu d’artifice tout droit sorti du contemporain La Main au collet (repris en mode dépressif pour Blow Out) métaphorisait l’épiphanie au lit, spermatozoïdes colorés inclus. Ici, le principe de réalité ne s’oppose plus au principe de plaisir, il l’épouse. Le film débute et s’achève en train, et l’on se souvient du marivaudage puis du couchage (double sens) d’Eva Marie Saint & Cary Grant dans La Mort aux trousses. Oui, pour parler à l’instar de Baudelaire dans Mon cœur mis à nu, quand une femme « en rut » veut être foutue, il faut la foutre.


Vacances à Venise, tourné intégralement in situ (au prix de quelques deniers diplomatiques alloués à des gondoliers dérangés, d’une participation à une restauration de basilique, chic), claironne un carton, nous montre cela, utilise le décor (de Vincent Korda, admirable illustrateur du Livre de la jungle) utérin (canaux d’écume, passages obscurs) et masculin (campanile de San Marco) d’une façon assez semblable à La Clé de Tinto Brass, vénitien obsédé par les fesses antifascistes de Stefania Sandrelli (comme on le comprend !). Inutile de chercher là une once de la noirceur d’un Visconti (Mort à Venise), d’un Aldo Lado (Chi l’ha vista morire?) ou d’un Nicolas Roeg (Ne vous retournez pas). Certes, une résidente en surplomb jette un seau peu ragoûtant au début de la diégèse, baptême espiègle de la pucelle ensorcelée par la beauté alentour (un Luna Park aquatique, remarque justement le vieil Amerloque cosmopolite, ingénument raciste, et non un musée à ciel ouvert, telle Firenze la fatale pour la fliquette inquiète du Syndrome de Stendhal), la ville n’en conserve pas moins son charme solaire et serein (admirez la claire sensualité du travail de Jack Hildyard, DP sur Le Pont de la rivière Kwaï, Soudain l’été dernier, L’Étau, Le Message). Les amoureux du Narcisse noir, autre conte (de fée déflorée) britannique sur le désir et la raison pourront passer leur chemin de passion (double acception). Mademoiselle Hudson pleurniche un peu, cependant son puritanisme apparent cède vite (amusant jeu de mots sur give in et give up). Lorsqu’elle lâche sa chaussure (neuve) rouge (ah, l’escarpin pointu, transgenre, de Ténèbres) sur le balcon a giorno sous les projectiles festifs, dans sa tenue noire disant adieu à son deuil d’hymen, elle ôte sa culotte (je cite Hitchcock) en écho à Judy enfin nantie du chignon de Madeleine dans Sueurs froides.


Dans Voyage en Italie, Ingrid Bergman & George Sanders rallumaient la flamme de leur amour après un détour par les cendres (muséales) de Pompéi, parmi le courant contraire d’une foule dirigée par Rossellini, pressenti pour signer notre opus. Dans cette transposition d’une pièce de Broadway (drolatiquement intitulée The Time of the Cuckoo, un salut à Nicholson chez Forman) co-écrite par David himself à partir d’un script recalé de Donald Ogden Stewart (contributions à Indiscrétions et Europe 51), les amants éphémères se retrouvent une ultime fois sur le quai d’une gare (lieu mortellement emblématique au moins depuis Anna Karénine). Refont-ils un replay plus âgé des Parapluies de Cherbourg ? Non, exit la guerre d’Algérie, bye-bye au mélodrame littéral selon Jacques Demy + Michel Legrand. Renato tend à Jane la réplique bousculée du gardénia qu’il ne put récupérer ailleurs, emporté par le faible mouvement de la mer intérieure. Elle ne parvient pas à s’en saisir, la loco file loin des trémolos, elle parvient toutefois à sourire, à tendre le bras, à dire au revoir à Venise et à mentir au poulbot Mauro lui offrant un stylo Parker, sorte de Virgile agile guidant notre Béatrice bien peu dantesque dans son paradis in fine quitté. Pourquoi partir ? Parce qu’ainsi elle peut chérir un joli souvenir, rentrer chez elle riche d’une aventure guère antonionienne, de quelque chose qui lui arriva, at least, elle à qui il n’arrive rien, se plaint-elle à moitié ivre à la souris du peintre esseulée, trompée par son playboy attiré par la tenancière du bordel, pardon, de l’hôtel, accessoirement veuve (joyeuse, un chouïa oisive) de guerre (Isa Miranda, vue dans La Ronde ou La Baie sanglante, possède un je ne sais quoi de la regrettée Claude Jade).



Les temps changent, mon ange, la société des loisirs se met en place, la planète se rapetisse (agréable générique en visite de symboles de cartes postales pastel), le sexe tellement pris au sérieux par les ressortissants de l’Oncle Sam se démocratise, se libéralise, s’internationalise, en présage de la supposée libération sexuelle des seventies. Contrairement à La Route des Indes (on aperçoit des Indiens sur la célèbre place aux pigeons), pas de viol hypothétique, pas d’interracialité tragique (niche progressiste du X US), plutôt un hédonisme généralisé qui prête à saisir l’instant et le firmament, à embrasser avec sincérité, même marié, même père d’une portée (et probable arnaqueur de verre écarlate datant soi-disant du dix-huitième siècle), à faire ses bagages sans outrages. La dolce vita et ses orgies assombries, sa vanité (picturale, létale) avérée, son aube de désillusion au monstre marin à l’œil mort, tout cela viendra plus tard, bientôt. Pour en rester à Lean, Vacances à Venise, film modeste mais pas mineur, pas uniquement, film lumineux sis du côté de la vie, de la fuite féconde, à défaut d’être pleinement satisfaisante, heureuse – laissons le bonheur aux imbéciles, ce bonheur de malheur, en tout cas –, film fétiche du British et nouveau départ dans sa carrière dorénavant planétaire, se situe dans une veine légère et drolatique rappelant L’Esprit s’amuse, s’oppose aux biopics épiques bien connus advenus ensuite. Néanmoins, une unité (d’auteur abhorré par les tenants de l’auteurisme) demeure, une mythomanie et une mélancolie affleurent, développées en majeur dans Le Pont de la rivière Kwaï, Lawrence d’Arabie ou Le Docteur Jivago).



Lean filme en 1.37, format presque premier (proche du muet), carré, qui convient parfaitement à sa prisonnière volontaire d’une romance pas si désenchantée, pas si déceptive, à son état d’esprit un brin étriqué puis élargi l’espace disons de Quinze jours ailleurs (musarderait Minnelli, similaire amoureux du merveilleux confronté au réel parfois odieux, biographie idéal de van Gogh, donc, quand bien même le plus âpre Pialat ne nous décevra pas). Son métrage au cordeau sait raconter avec équilibre et rigueur une histoire à l’eau (verte, voire vaseuse) de rose qui sans le talent du réalisateur et des acteurs (de l’actrice principale) tomberait vite à l’eau, en imitant la filmeuse amoureuse et bonne nageuse blagueuse (conjonctivite chronique en cadeau !). J’aime particulièrement ce travelling avant dans le hall aux voyageurs en mouvement puis sur l’esplanade garnie de chauffeurs de taxi en uniforme maritime, son homologue en contre-plongée et en clair-obscur dans la ruelle liminaire, ces délicats axes obliques sur les visages à fleur de peau, ce discret plan-séquence dédoublé durant les dialogues des deux tourtereaux quadragénaires. Lean se permet aussi d’érotiser un pied chaussé (ou nu, nocturne), une cheville fine, un mollet dévoilé, vus de derrière, à une table de café, avec une grâce évocatrice qui n’envie rien à Buñuel, fétichiste notoire des extrémités féminines bien avant le falot Tarantino. Plus profondément, il pratique un dessillement généreux, il offre (des vacances éclairantes) un changement de perspective et une seconde chance à son attachante vieille fille (contre le jeunisme hollywoodien), dresse en douceur un écrin pour la beauté anguleuse, aristocratique, sinon asymétrique, de la comédienne préférée de Spencer Tracy.



Au sein de son jeu de rôle grandeur nature, Jane Hudson devient une femme et même une mère, par procuration, le temps d’une saison (estivale, cf. le lapidaire Summertime de la VO ou l’ironique et psychanalytique Summer Madness insulaire). Elle apprend en accéléré à vivre, à ne plus fantasmer, elle accepte le réel avec ses impuretés, ses imperfections, elle laisse aux idéalistes et aux cinéphiles (possible pléonasme) leur romantisme misanthrope. Les princes charmants n’existent pas, les princesses non plus,  tant pis et surtout tant mieux : le bonheur « d’ici-bas », « ignoble », qui nécessite « des mains bien calleuses pour le ramasser » (fameuse réponse épistolaire de Mallarmé à un Baudelaire quêtant désespérément une félicité terrestre), elle l’accepte, elle oublie le bifteck et dit oui aux raviolis (goûteuse parabole de Renato à propos d’un essentiel appétit sensuel partagé, trop exigeant), elle se décide à jouir, elle refuse de mourir immaculée, confite dans ses rêveries de jeune fille attardée, en retard, au bord du trop tard (le monde allait déjà vite au mitan des années 50). En cela, Vacances à Venise s’avère un grand petit film d’anti-cinéma, une leçon de distanciation et d’émotion, un film qui invite (et incite) à vivre au lieu de rêver, de soupirer (sur le pont des Soupirs d’une cité également renommée pour ses geôles des Doges, à la fois éden et piège, entreprise commerciale et miroir aux alouettes simplettes), en plein jour avec Cicognini (Le Voleur de bicyclette, Le Petit Monde de don Camillo, Ulysse) ou la nuit avec Rossini (La Pie voleuse, pas encore réarrangée par Kubrick ou Leone). L’art (constant) y côtoie le plumard (hors-champ), la solitude (ontologique) la sollicitude (magique), l’éternité (de l’été) la brièveté (du récit et du film).


À Burano, crèche aux façades peintes où chuta l’arc-en-ciel, dit le dicton, Jane Hudson paraît une Dorothy grandie, enfin émancipée des mises en scène sucrées d’un Magicien d’Oz transalpin. Elle ne passe pas Over the Rainbow, elle rentre en Amérique, vrai-faux Eldorado qui sut bâtir sa propre mythologie, notamment via le cinéma. Les histoires d’amour finissent peut-être mal en général, a fortiori portées la voix de la chère Catherine (d’une Katharine à la suivante) Ringer, mais laissons-leur au moins le temps de commencer, d’être vécues, filmées, remémorées, de surcroît par un amoureux de Venise, un explorateur de psychés tourmentées, un vrai maître de la caméra (et du montage, échu cette fois à Peter Taylor, un futur Oscar pour Kwaï) et du cœur, que seuls les crétins mesquins de la critique inique (ou un John Waters anecdotique) continuent à classer en creux monument d’académisme monumental. Les meilleurs films de David Lean, lucides, cruels, spirituels, superbes, vibrent d’une évidente intelligence, d’une ample plénitude et d’une intensité pérenne ; Vacances à Venise, à son échelle réduite, ni dépliant d’OTSI ni tragédie shakespearienne, mérite (pour toutes les raisons supra) avec assurance sa redécouverte, en sus en version vraisemblablement restaurée. Vive Venise ? Vive David !
      

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