Terminus : Divagations à propos d’un évanouissement


The End, Ende, Fine, Fin, enfin…


Puis la mention polyglotte disparut, suivie bientôt par le générique d’ouverture et/ou de fermeture. Comme si le mot de la fin littéralement ne revenait plus à l’écran. Comme si la tautologie lexicale s’ouvrait sur un infini au-delà de la salle. Comme si la liste des artisans, pas encore intermittents, n’intéressait personne si pressé de sortir du mausolée. Le rite funéraire du cinéma se passerait donc désormais d’épitaphe. La fin, a fortiori définitive, il fallait la chercher ailleurs, par exemple à Auschwitz ou à Hiroshima. Ici et là l’Histoire mit fin à toutes les histoires. Le traumatisme insurpassable mit un terme à toutes les formes d’humanisme et démontra à l’humanité sa malédiction, sinon sa disparition. Le cinéma sismographe ne pouvait pas ne pas enregistrer cette césure du siècle, abjecte, inédite et vertigineuse. Gardons-nous cependant de l’identifier en naissance de sa modernité, rappelons-nous des prouesses et des promesses du muet. La concorde opportuniste et repentante de l’Union européenne parut une réponse provisoire à l’irreprésentable autant qu’à l’anéantissement. Aujourd’hui, les nationalismes ressuscités, les migrants déferlés, les insularités surtout britanniques actées, viennent hanter le présent des survivants, des complices du double désastre et de ses répliques successives, notamment en ex-Yougoslavie. Sans avenir, sans horizon, leurs enfants déjà grands s’adonnent dorénavant à l’écologie, à l’humanitaire, au terrorisme, au numérique, ersatz dérisoires d’utopies dépressives. En matière cinématographique, cela donne une domination de divertissement américaine, un auteurisme hexagonal perfusé au CNC, à la TV, l’émergence économique et politique du marché chinois.


À côté de l’actuelle trinité, guère de voie médiane, de visions radicales, à peine des poches de résistance et d’indépendance désargentées, confidentielles. Les zombies à la mode nous reflètent avec ironie, émancipés du supermarché des années 80, vadrouillant dans un monde réduit à un immense centre commercial, sous la menace lointaine et rapprochée du spectre syrien et des missiles nord-coréens. De nos jours, le vocable terminal paraît superflu, puisque l’existence elle-même s’apparente à une fiction, à un simulacre médiatique et ontologique. Malgré la généralisation d’une aliénation par procuration, le principe supposé de réalité fait parfois retour, à l’occasion de massacres sériels, de catastrophes dites naturelles. Mais ces événements, matérialisation et réactualisation d’imageries filmiques explicites, se voient in fine contaminés par leur mise en scène individuelle, officielle, à grande échelle, par leur traitement technologique et leur dimension par essence spectaculaire. Le réel se trame à sa représentation, le CV suit le scénario, l’intériorité s’exhibe ou s’exile. Dans la société du spectacle spéculaire, le film ne prend plus fin, hors du final cut de la mort retardée, médicalisée, la séance d’immanence se déroule en permanence et en circuit fermé, sous le cercle au carré des caméras de surveillance transformant la réalité en une somme d’images d’usage, à la fois sécuritaires et amnésiques. Inutile dès lors de signifier la coda des ouvrages désespérément sages par une redondance de conte de fées, écho lapidaire à une célèbre formule d’union et de procréation maintenant désuète, voire suspecte à l’heure de désolants débats lobbyistes autour du genre et d’une légitime bien que polémique, question(s) de filiation, légitimation occidentale de l’homosexualité via sa légalisation institutionnelle et sa diffusion culturelle.


Le storytelling, les synopsis, les arguments, les fables ou les paraboles s’agrègent et se dissolvent dans un roman familial international, régressif, alarmiste, rassurant, sidérant. Dans le jeu vidéo, industrie rivale de celle du classé septième art, davantage lucrative et immersive, la partie se termine ou se suspend, se reprend seul ou à plusieurs. Au cinéma, espace profane de fausse communion, réunion d’individualités au sein de l’obscurité, l’arrêt sur image, le ralenti, l’accéléré, réinventés dans le visionnage domestique, multiple, aléatoire, redéfinissent la durée, abolissent l’unicité. Le Temps physique et philosophique y équivaut à une simultanéité quantique, un parallélisme de temporalités ludiques et tragiques. Le cinéma déploie pour des spectateurs condamnés à la liberté, prisonniers de leur corps destiné à la finitude, un champ des possibles avant tout temporels, actoriels. La pornographie audiovisuelle, parce qu’elle ne se soucie ni de narration ni de progression, parce qu’elle privilégie la répétition et la compulsion, échappe à la linéarité passée, se trouve de facto à l’avant-garde du nouveau dispositif privé de commencement et d’achèvement. Le titre du film appert à la manière d’un reliquat formaliste, d’une relique subliminale. Les films réalisent le Film, l’assemblage tourne au montage, tandis que le temps réel s’avère virtuel. Le plan-séquence du X ou non essaie de capturer une présence, dilue une absence. Le travelling circulaire encercle une sorte de sensibilité indienne, disons cyclique. Les cinéphiles optimistes ou épris de spiritualité pourraient apercevoir dans la constance de l’impermanence et le puits sans fond des sorties anecdotiques, cyniques et hyperboliques du mercredi, un motif de réjouissance, un soupçon de transcendance, une consolation de corne d’abondance.


D’autres les interpréteront en signes de déraison, d’oblitération, en manifestation du caractère itératif de l’enfer festif des vies et des cinématographies. Parmi le mouvement émollient ou tétanisant, contre la passivité du fauteuil en velours, du canapé en couple, de l’urne soi-disant démocratique, la tentation du silence armé ou d’une sécession assumée s’installe insidieusement. La fin historique théorisée par Hegel & Marx n’en finit plus de ne pas finir. La société du respect, de la plénitude, d’une apothéose victorieuse de tous les commentateurs moroses, semble s’éloigner à mesure que le film se dévide, que la bobine des années couvre la nôtre de rides vérifiées, remplit nos cœurs d’amertumes plus ou moins amusées. Nulle éternité en vue, aucun messie de renaissance, pas l’esquisse d’une mutation esthétique pour équilibrer les perspectives biaisées de la génétique capitaliste. Le transhumanisme attendra encore un peu, optons pour les prothèses et la synthèse. Si le fondu au blanc illustre le couloir lacté des NDE, le fondu au noir aveugle de ses ténèbres sans remède. La coupe franche voudrait bien inciser l’œil en réminiscence d’une lame espagnole de rasoir surréaliste. Peine perdue, la déchirure ne se produit pas, l’épilogue épouse le prologue, le cercle continue à sévir, à tous nous réunir, nous asservir, au cinéma et bien sûr par-delà. Il ne s’agit pas de respirer dans l’air stérile et appauvri de la nostalgie, il ne convient pas de regretter les métrages d’hier, livrés avec mode d’emploi, en pacte ou contrat optique, aux délimitations précises et prévisibles. Dans un univers assimilable à une salle de cinéma permanent, il siérait de savoir s’extraire de la ronde, de se ménager une continuité, de s’entendre écrire et penser, de prendre le temps de redécouvrir le moment, similaire et pourtant jamais le même.


La séduction stoïcienne du suicide, la construction d’une identité fixée, figée, figurée, l’immortalité des œuvres par définition soumises à la fragilité des supports, des distributions, des réceptions, des mémoires, le carpe diem des consciences tellement citoyennes et zen, laissons ça aux écœurés, aux naïfs, aux arrogants, aux bien-pensants. Mieux que quiconque l’on ne saurait ignorer le bout du chemin, de la traversée, du sursis, de la nuit, de la folie, des films, des femmes et des mots. Cependant l’on persiste, résiste, signe sans se résigner. La suppression d’un sésame de sortie, de sas, d’impasse rallumée, peut également se lire en élan, en déverrouillage, en réappropriation de ses puissances. Fini, le cinéma ? Bien ou mal finie, l’aventure intérieure, extérieure, éphémère et interminable ? On s’en fout, on fait quelque chose, on file plus vite sur le clavier, les visages, les paysages, que la faux de la camarde camarade. Finalement, la fin importe moins que les moyens, de l’atteindre ou de la fuir. Et à la fin, chacun salue, s’en va, le film saute ou le streaming se bloque, la vie des autres se poursuit, pas uniquement en Germanie. La fin et le début n’existent pas, de surcroît au cinéma, royaume éternel des premières fois sans cesse recommencées, exhumées, relookées, ensemble pour le meilleur de simulations stimulantes et de sensations réfléchissantes. Art figuratif par défaut, art narratif par paresse, amas de vagues nouvelles aussitôt démodées, de courants contraires et irréconciliés, cascade criarde ou fleuve languide, le cinéma croit au vaudou du tabou, refuse par omission son décès prématuré. Quand viendra la fin, le miroir explosera, les fantômes transiteront, et toi qui me lis comprendras que tout se conclut et que rien ne se finit.   

Et ce fut pour eux comme la confirmation de ces rêves nouveaux et de ces bonnes intentions, lorsqu’en arrivant à destination ils virent leur fille se lever la première et étirer son jeune corps.

Kafka, ultime phrase de La Métamorphose


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