Barbara : Métamorphoses du cinéma méta


Méta quoi ? Mettons-nous au parfum métaphysique…


À Michel Feur et tant pis pour le maestro Federico

Le cinéma aime le cinéma et sans doute s’aime-t-il davantage que le monde alentour puisqu’il ne cesse de lui substituer le sien. Franchement, le cinéma méta en soi, cela nous passionne autant que les suppléments souvent navrants de DVD, que les doctes discours des critiques, des spécialistes, des exégètes, plus pitoyables que les proverbiaux « professionnels de la professions » (copyright à JLG, on le sait), durant leur exercice de dérisoire délivrance du « sens », du « message », de la valeur et de la genèse des œuvres, ou que les risibles selfies d’adulescents sur liste d’attente (Emmanuelle Béart, missionnaire impossible, se prend dorénavant pour Sharon Stone, la pauvre). Le narcissisme du nombril en gros plan, contrepartie narrative des minables cérémonies onanistes et incestueuses du type Oscars ou César, laissons-le bien volontiers à ceux qui s’astiquent avec, en VIP du club des épiciers, de la fameuse « grande famille du cinéma français », de l’industrie américaine du divertissement se piquant (au moins depuis Brando absent-éloquent) d’engagement, mes aïeux. Cette envie de visiter les coulisses au carré, de soulever le voile des illusions, pas celui de Somerset Maugham, quoique, de bavarder avec des stars démaquillées, dépouillées de leur persona, identifie pourtant notre modernité de trou de serrure, ou d’œilleton de caméra, son équivalent ennobli, joli, qui fait rêver, qui sait tellement consoler de la sale animalité, de la dérangeante mortalité, pas vrai ? Les métrages ne suffisent plus, il faut résoudre l’énigme de leur signification, de leur surgissement, les artistes et les artisans se voient sommés de s’expliquer, d’expliciter, de révéler des secrets de fabrication à la con, aussi mesquins que des magiciens démontrant d’où vient le lapin, dessillant le public post-moderne avec un spectacle de recyclage, distanciation bien peu brechtienne censée procurer à l’auditoire le frisson gentiment fasciste de la compréhension en surplomb.


Que le lecteur ne fasse pas d’erreur à propos de notre perspective adoptée : on se moque en pleine impunité de la supposée « magie du cinéma », à préserver avec pudeur, on ne prise guère la mystique nostalgique. « Divine », Greta Garbo ? Humaine, heureusement. « Génial », Orson Welles ? Très talentueux, tant mieux. « Visionnaire », Kubrick ? Certes, mais avant tout doté d’un humour misanthrope (passé un certain âge, tout le monde le devient un brin, sans cependant se presser de voter à droite, contrairement aux affirmations de la scolaire doxa) et magnanime à toute épreuve (un salut à John Woo). Le cinéma n’appartient pas à je ne sais quel aréopage olympien, il relève de l’entreprise individuelle et collective, idéaliste et commerciale, politique et autarcique. En bon vandale(s) de la cinéphilie, n’hésitons jamais à briser le piédestal du « septième art », à l’instar des anciennes tables de la morale par un célèbre philosophe moustachu au marteau, ou disons de Victor Fleming dans Le Magicien d’Oz, traumatisme livresque et cinématographique outre-Atlantique (jusqu’au David Lynch de Sailor et Lula !) et rideau (agréable, inoffensif, régressif, réactionnaire suivant l’humeur) littéralement ouvert sur la machinerie du merveilleux, sur ses effets spéciaux spécieux pour enfants déjà vieux, accessoirement camés aux pilules colorées fournies pas le cher Louis B. Mayer, arbitre de la spectaculaire bienséance, à l’émouvante et chantante Judy Garland. Le réflexif court toujours le risque du déceptif, et le cinéma méta naturellement déçoit, expose un processus marqué du sceau de la trivialité, de la consanguinité, de la gestion des ego, des trémolos, des cantines et des contrats. Toland, dit la légende, apprit à Orson tout ce qu’il convenait de savoir en matière d’optique et de lumière en seulement quelques heures, cours pratique privé bien retenu et assimilé dans Citizen Kane.


Passez une poignée de minutes sur un tournage, notamment hexagonal, et vous en reviendrez vite, vous vous ennuierez à la vitesse grand V. La sorcellerie du ciné se matérialise au montage, au visionnage, dans l’œil qui regarde, ressent, réfléchit, écrit, pas ailleurs, mon cœur. Pareillement, je me contrefiche d’arpenter la cuisine tant que le contenu de l’assiette me ravit, quand bien même je peux éprouver l’envie de serrer la main ou d’écouter en toute intimité les recettes du chef discret. Néanmoins, il ne pouvait en être autrement, car l’art parvenu à maturité, ou même encore pendant son « enfance », ici dès les origines du muet (cf. le Monsieur Tartuffe de Murnau loué par nos soins sereins), s’interroge sur lui-même, se prend pour matériau, intègre à la création une large part de réflexion. La peinture pratiqua ainsi la mise en abyme bien avant Hitchcock et le maniérisme précéda évidemment De Palma, voilà, voilà. Ceci établi, le cinématographe, à la Bresson ou à la Besson, continue en majorité dans et avec la narration, peu soucieux d’abstraction, « niche » dévolue à l’expérimental, au muséal, à l’underground, expressions rarement visibles, manifestement paupérisées ou perfusées via l’État, alors que les tableaux, je pense par exemple à Pollock ou Nicolas de Staël, savent depuis longtemps se livrer au lyrisme émancipé du figuratif. Le cinéma méta demeure donc mainstream, mimétique, diégétique, admirateur râleur au miroir de ses histoires (fantômes en binômes). Il se permet parfois d’aiguiser (au couteau) la curiosité scopique nauséabonde, à l’image de la trilogie apocryphe The Brave, 8 millimètres et A Serbian Film, qui entendit nous immerger dans le milieu odieux des snuff movies (signalons aux amateurs de fortes sensations que le JT nous sert tous les soirs au coût de la redevance mille atrocités avérées, merci et bon appétit, rajouterait l’oxygénée Katy Perry).


Attention les yeux ! et Body Double se cantonnèrent modestement aux mystères de l’orgasme rémunéré, enregistré, sous l’angle de la comédie franchouillarde ou roublarde. Avec Scream, Craven & Williamson poussèrent non pas un cri primal et angoissé à la Munch mais concoctèrent un petit précis décliné en tétralogie (ou en tératologie WASP) d’art poétique horrifique. Ce cynisme souriant prenait acte d’une conscience dédoublée, celle du « genre » par lui-même, celle de l’encyclopédisme ludique de ses fans (dont votre serviteur de malheur). L’horreur, imagerie increvable et vitale, subit le traitement marrant et stimulant avec reconnaissance, en rime à la crise d’impuissance de Huit et demi, manifestation fellinienne de stérilité dépassée par le film lui-même, amen. Sans verser dans une identique psychanalyse érotomane aux faux airs de barnum arty (Fellini atteint son acmé avec La dolce vita, ensuite dégringola, s’embarqua dans des fantasmagories à la fois puissantes et déplaisantes), Le Mépris rendait hommage à Lang à coup de mythologie antique molto œdipienne plutôt que dédiée à BB (voire à Jayne Mansfield, blonde accidentée obsédant le gourou tatoué de Crash). Dans La Nuit américaine, saint François Truffaut portraiturait paresseusement un tournage niçois en chorale artisanale, en cohorte énamourée, tandis que Le Voyeur associait caméra et meurtre (ah, ce trépied équipé d’une lame drolatiquement phallique), père castrateur et réalisateur mateur (pléonasme hitchcockien). L’Ombre du vampire, biopic anémique, dut provoquer le rire de Murnau là-haut, à l’opposé de Ed Wood, réussite sous-estimée, fable filiale derechef, qui louait le désir impérieux, malicieux, de faire du cinéma, malgré les autres, malgré soi, malgré la maladresse et la vieillesse.


Avec Mulholland Drive, Lynch bis mixa brillamment Gilda, All About Eve, Sunset Boulevard puis se mit à la DV pour le piteux Inland Empire, film fauché loin du lustre de parvenu de The Artist, évocation vintage du cinéma muet conçu en paradis perdu pour deux cabots, bipède ou pas (Hazanavicius, à défaut d’un cerveau, possède « de la suite dans les idées », dépeint désormais Godard en Redoutable, mon Dieu). On pardonnera beaucoup à Leos Carax pour la séquence de la Samaritaine dans Holy Motors, écrin squelettique et décor hanté pour la poignante Kylie Minogue relookée en Jean Seberg. Quant aux Ensorcelés + Quinze jours ailleurs de l’ami Minnelli, ils constituent un dytique ironique puis sarcastique sur Hollywood à la façon de Val Lewton (le dresseur de La Féline) et de Mankiewicz (délocalisation en Italie, péplum ou orgie au programme). Pour La Mauvaise Éducation, le pervers Pedro Almodóvar reprit le Moon River de Mancini offert à Blake Edwards pour Breakfast at Tiffany’s, sans Audrey et sa guitare, avec à la place un curé vicelard. Panic sur Florida Beach relisait plaisamment les séries B de SF et la paranoïa atomique du jeunot Joe (Dante), Le Secret de Veronika Voss révélé en noir et blanc par Fassbinder réactivait le cinéma au temps de la UFA gobée par Goebbels, Le Dernier Nabab compassé de Kazan, communiste bien connu, composait un requiem inanimé sur le crépuscule des idoles de « l’âge d’or » (j’adore), La Comtesse aux pieds nus dansait une similaire épitaphe sensuelle, Une étoile est née célébra le succès alcoolisé à L.A., Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? transformait la sénilité d’actrices renommées en réjouissante monstruosité en circuit fermé, La Fête à Henriette de Jeanson & Duvivier faisait dialoguer deux… dialoguistes en rose et noir, imaginant la comédie ou le mélodrame d’une héroïne commune, l’entraînant (et renié par Stanley Donen) Chantons sous la pluie ressuscitait les balbutiements du parlant, Le Schpountz ou Bellissima se posaient en paraboles populaires sur le miroir aux alouettes régional, Faux-semblants présentait, sondait, une actrice de haut (Claire) Niveau et Ring rendait une simple, bientôt obsolète, cassette VHS maléfique, épidémique, métaphorique du SIDA, nippon ou non.


Quitte à faire ressembler ce texte à un « tissu de citations » – juste et réductrice formule de Barthes pour désigner l'écriture – et d’impressions, de souvenances et d’alliances, en reflet fidèle du sujet abordé, rajoutons et renvoyons le lecteur vers ce que nous écrivions concernant (classement alphabétique, fi de la chronologie du blog) A Cottage on Dartmoor, Alice n’est plus ici, Berberian Sound Studio, Blow Out, Comrades, Fedora, Freddy sort de la nuit, Fritz Lang, Le Journal d’un photographe de mariage, King Kong, Love, Martin, Mia madre, Nine, Nous ne vieillirons pas ensemble, Que le spectacle commence, Snake Eyes (celui de Ferrara, presque plus intéressant que le De Palma), Tournage dans un jardin anglais, Une femme est une femme, Vivre sa vie, sans omettre notre courte prose sur le making-of et un « essai » supplémentaire, complémentaire, sur le « statut du spectateur » en salle. Du côté de notre vidéothèque, plusieurs items (par ordre ou désordre d’apparition spatiale) se préoccupent en outre d’un regard retourné : on se bornera à énumérer Démons (La Rose pourpre du Caire sous le gore à l’ère de l’Italie de Silvio Berlusconi), Les Trois Visages de la peur (Bava méta au final en clin d’œil), Hollywood Hollywood (James Cagney chante et danse), Didi Hollywood (Elsa Pataky séduit), Orange mécanique (Ludovico pour sados et masos), Les Anges exterminateurs (Brisseau transpose son procès), The Blackout (Abel s’égare dans le brouillard du soir) ou Les Producteurs (Mel Brooks ose s’amuser avec la Shoah et Uma Thurman nous désarme). Plus récemment, Hitchcock again et Peter Sellers connurent les honneurs (ou les probables horreurs) de biographies filmées, eh ouais ; mercredi dernier sortait de surcroît un film méta étayé par le CV de Barbara (la bande-annonce indiffère) et signé Mathieu Amalric, auparavant illustrateur peu inspiré de Simenon dans sa Chambre bleue, auquel j’emprunte évidemment le titre de mon article.


On le voit, on le verra, le cinéma méta se porte bien, il élabore un sous-genre en soi, avec ses codes, ses stéréotypes, ses invariants, son idiosyncrasie solipsiste. Au-delà de sa futilité, de sa lucidité, de sa complaisance, de ses absences (de distance), le cinéma qui se filme en train de (se) filmer caractérise un penchant esthétique, sociologique, voire tautologique. Il ne nous apprend rien (de fondamental) que nous ne sachions déjà, que nous ne devinions au préalable en regardant des films apparemment moins centrés sur eux-mêmes et ceux qui les réalisent. Posons au passage l’hypothèse que ces derniers réalisent en douce la suprême illusion de l’alibi réaliste, parvenir à faire croire que le cinéma cadre autre chose que sa propre réalité tronquée, transmuée, détériorée, sublimée, dans le sillage littéraire de l’omniscience romanesque classique à la Balzac versus le soupçon analytique moderniste d’une Nathalie Sarraute. Finalement, ce cinéma-là ne (nous) questionne pas sur le cinéma, pas uniquement, en tout cas : il souligne en sus la dimension fictionnelle de l’existence contemporaine, il exhibe son artifice en réponse à tous les autres, largement débordés de la sphère des arts. Nul hasard dès lors si l’armée US se projeta La Bataille d’Alger avant de s’en aller guerroyer en Irak (recommandons le radical Redacted, martial et méta, enragé, foudroyé), si le film catastrophe des années 70 annonce le terrorisme télévisé (Baudrillard fit le lien) du nouveau millénaire aux tours (économiques) à la con (et à la Kong) transpercées en replay (pornographie par procuration spectaculaire, itérative et jouissive, s’émoustille un Stockhausen), si des Petersen ou Emmerich versent avec vigueur dans l’eschatologique écologique, héritiers d’une lignée (biblique) duelle, prompte à détruire les civilisations sous couvert d’avertissement moralisateur.


William S. Burroughs nous immergeait en son temps dans le « studio-réalité » médiatique de l’Amérique, à la suite sanglante du plus commenté des snuff movies en Occident, l’assassinat de JFK, et le Zombie de Romero s’ouvre exactement à cet endroit, dans une régie de TV, dans un climat de panique magistralement rendu, entretenu, comme un écho agité, bruyant, au silence sépulcral et à l’immobilité de mausolée du lieu maudit du chauffeur de locomotive dans Shoah, le génocide devenu film invisible et cimetière du récit, angle mort et aporie de la représentation, au même titre, pour des raisons différentes, que la néantisation tombée du ciel à Hiroshima puis Nagasaki (« un bon Indien est un Indien mort », moralité raciste d’un certain western, d’un état d’esprit de colons, un « bridé » idem). Les films sur la Seconde Guerre mondiale et les films sur le présent de 2017 se confrontent par conséquent à une troublante évidence – le cinéma ne repose plus sur une « ontologie » à reproduire (au moyen de la coupe interdite d’un Bazin, lion et chasseur réunis au même instant dans le même espace du même plan) ou à fuir (Méliès et ses suiveurs de prestidigitateurs, Cameron en tête de peloton) mais il se meut à l’intérieur d’un continuum numérique, numérisé, d’un storytelling planétaire, d’un ensemble de mythes nationaux et mondiaux, Toile fatale qui oblitère les référents et rédige un scénario outrageusement absurde, férocement kafkaïen. Le cinéma méta, en vérité, n’existe pas, car la « vraie vie » elle-même s’avère un film, un POV généralisé, une expérience subjective à base d’existentialisme, de phénoménologie, de conditionnement et d’hallucinations, partagées ou non.


Catherine Deneuve dans Répulsion et toutes ses consœurs ensuite, dans et hors de l’horreur, de la terreur psychologique, incarne de manière mémorable la perception et la respiration (difficile, de plus en plus) dans l’asile domestique et cosmique. Chacun d’entre nous, à son échelle, avec sa culture et sa nature, se fait son propre cinéma, parvient sans peine à une sensibilité méta. La facticité du réel finit ainsi par supplanter le cinéma mis en abyme et nous taraudent deux ou trois questions essentielles (ou accessoires) de ce début de vingt-et-unième siècle : comment élaborer un rapport de vérité à une réalité truquée, autant que les pères chez Philip K. Dick ? Comment faire de l’existence un acte de foi (à la Cronenberg), sans le dieu cartésien en tour d’écrou verrouillant le doute premier de la pensée, à savoir la négation du monde, son appréhension d’imposture ? Comment et pourquoi continuer à produire du cinéma adulte, intelligent, éclairant, secouant, parmi les milliards d’écrans disponibles, sur lesquels il ne s’apparente plus maintenant qu’à un contenu (banalisé, concurrencé par de rances séries faussement novatrices), un produit (d’appel, d’appel à l’aide, de perfusions publiques et privées), un écoulement (du songe nervalien dans le réel en ligne) ? Le cinéma méta, comme Narcisse, paraît se contempler pour mieux se noyer, amoureux de son image, de ses images, de ses mirages. Souhaitons au cinéma, méta ou pas, que ce plongeon ressorte du baptême, de la renaissance, d’une énième métamorphose pas morose. Si le cinéma méta ne m’importe pas, ou trop peu pour lui consacrer plus de cinq feuillets vivement tapés sur un clavier de PC, le cinéma m’intéresse encore suffisamment pour que je lui adresse mes vœux élogieux de rétablissement (regagner sa sauvage santé, regagner sa place dans le territoire documentaire et imaginaire) – ou rageurs de remplacement. 

          

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