L’Institutrice : Poetry
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Nadav
Lapid.
Tel un vers faux, quelque chose ne
fonctionne pas dans le deuxième long métrage de l’attachant cinéaste. On loua Le
Policier, on prisa Le Journal d’un photographe de mariage,
on peut bien faire un ou deux reproches à L’Institutrice, notamment celui de
sembler découvrir que la bêtise, la laideur, la vulgarité gouvernent la société
israélienne, et le monde au-delà, que le fric et les flics maintiennent une forme
de fascisme soft, que le lyrisme ne
signifie rien face à l’arrivisme, au machisme, au cynisme généralisés,
partagés. Mais cela, cher Nadav, existe depuis toujours, même au temps des
Médicis ou de Louis XIV, époques de noces entre l’art et le pouvoir,
rétrospectivement perçues en âges d’or enterrés par notre désespérante
modernité. Quant à ceux, si vertueux, confortables « professionnels de la
profession » critique ou productrice, qui se gargarisent avec le terme « résistance »,
qui persistent à voir dans le « septième art » un pur geste de beauté
désintéressée, de pensée enfin émancipée, d’individualité libre et libérée de
toutes les pressions sociales, commerciales, rappelons donc que le cinéma, « impur »
par essence (et excellence), participe de l’entropie, mange (et nous fait
manger) à tous les râteliers du mercantilisme, de l’auteurisme, de l’exotisme
(ah, pouvoir sortir de sa peau pendant une séance), représente une expression
autant qu’une concession (voire une tapisserie de compromis, avec le réel, avec
soi-même, avec autrui), une imagerie (parfois) inspirante et inspirée autant
qu’une activité rémunérée (et ici en partie financée par la TV, merci le CNC,
danke ARTE, chaîne elle-même estampillée « culturelle »). Nadav Lapid
s’avère de facto le premier conscient de ces dualités (r)assemblées, il se
garde bien de verser dans le manichéisme, le didactisme, la pose en surplomb.
L’Institutrice, pour toutes les (bonnes,
stimulantes) raisons qui nous firent aimer les titres précédent ou suivant –
leur lucidité, leur singularité, leur originalité dans le paysage
cinématographique contemporain, majoritairement immonde, et nique la nostalgie
d’un hypothétique paradis vieilli –, ne succombe jamais à l’effet boomerang qui plomba le Scarlet
Diva
d’Asia (Argento, certo), dénonciation-illustration du berlusconisme banalisé,
ni à l’indolence du conte longuet de Lee Chang-dong cité supra, avec sa grand-mère souffrant d’Alzheimer, son policier
poète, son « viol en réunion » monnayé d’adolescente suicidée, sa fin
fantomatique et panthéiste apaisée (barque chargée de festivalier gérontophile).
Pas de moralisme dans le bac à sable, pas d’exhibitionnisme dans le désir
conjugal ou adultère, et cependant une distance étrange, une désincarnation à
l’encontre de l’érotisme des quadras, avec préliminaires interrompus par un
poème téléphonique sur la nature aérienne de l’amour, amen. En parallèle, le mystère des êtres, grand ou petit, leur
énigme ontologique, leur ambivalence de principe (amabilité impitoyable du
restaurateur droitiste), dissimulent peut-être, au final, un vide narratif avéré
(soupçon de fausse opacité des personnages), une simple esquisse portraitiste à
base de psychologisme rassis, daté (les origines séfarades paupérisées de
l’héroïne, son statut de mère félicitée/esseulée de futur officier, d’une
gamine quasiment reléguée au hors-champ, d’épouse aimée, écoutée, excitante et néanmoins
à l’intériorité imperceptible, au comportement imprévisible, ou alors trop
attendu, justement, sans omettre bien sûr ses aspirations-récitations de piètre
poétesse).
Le directeur (marié, entretenu, dixit lui-même) de « l’atelier
d’écriture » versifiée (délectable satire de ce genre d’imposture oisive) confie
à Nira, en la déshabillant, que ses poèmes – qui appartiennent à un enfant de
cinq ans, qui reviennent à l’auteur du film au même âge, qui se voient idem instrumentalisés par la nounou
apprentie comédienne, bientôt virée par le cuisinier admirateur de Chet Baker
(elle reviendra en ondine à la Ursula Andress chez Bond, James bond, afin de
déclamer l’histoire d’un lion orange et vengeur, droit dans la rétine du
spectateur) – la guérirent (à ses yeux et à ses oreilles, à son cerveau et à
son cœur, à son pénis en sus) de sa « banalité », lui conférèrent une supposée
homosexualité, lui donnèrent aussitôt une autre dimension autonome. On aimerait
dire la même chose à propos de cet argument presque exsangue, malgré la
vitalité de ses scènes de danse, en famille ou en triolisme, de ce récit
réaliste et allégorique, de cette fable un brin embourgeoisée sur une
petite-bourgeoise (et fonctionnaire) s’entichant d’un petit singe aux faux airs
somnambuliques (cent pas panotés) de Danny Torrance (murder à l’envers à l’hôtel moins guilleret, plus enneigé, de Shining)
et décidant, troisième acte convenu, après l’exposition (le don du gosse) et le
conflit (avec l’entourage obtus, y compris l’oncle initiateur, correcteur
désargenté pour presse écrite condamnée), de l’enlever jusqu’au désert du
Sinaï, éden aride où prendre une douche bouclée à double tour, et toc, où appeler de
son plein gré (de chérubin malin) la police en coda dépressive, en « fin
ouverte » et fermée sur la face de l’angelot à la limite de l’autisme. Le « professeur
des écoles » (au féminin), rêveuse peu soucieuse de déontologie (elle se
permet d’appeler le minot en pleine nuit, la douche, bis, du jeune élève « ensablé » fait saliver l’indigne
fibre pédophile), réactive l’idéalisme de la terroriste du Policier, anticipe le SM
de la mariée du Journal d’un photographe de mariage : Nira se croit investie
d’une « mission » (de révolution) et demande aussi à son messie (cf.
le chant guerrier de l’assemblée puérile) rapetissé de briser sa vie bien
rangée.
Lapid filme son odyssée intérieure en
douceur et en douce avec une conscience méta qui frise le formalisme, qui
risque de tourner vite à vide, gamme d’afféteries optiques – dès l’incipit, l’époux, de dos, assis devant
un téléviseur de malheur, d’hilarité décérébrée (on se souvient de Nagui dans Assassin(s)
de Kassovitz), se cogne à la caméra, la machine mobile traverse une vitre à la
Passe-muraille, le brun condisciple, amateur de foot et d’hymne ordurier, nous avise à travers l’objectif, un
circulaire panoramique tonique tourne autour des rimeurs en chœur – censées
concilier la rigueur de son regard, aux cadres millimétrés, et la liberté des
acteurs, de l’actrice, de leurs doubles fictifs, transfuser au détour d’un plan
étonnant (ou pas) les points de vue, du plan d’ensemble dit objectif au POV du
marmot avec le visage de l’enseignante souriante en contre-plongée (elle
déteste la puberté masculine prévue, elle endort ses oies d’émoi via du Saint-Saëns, air émollient en
antidote à « l’air du temps » supputé étouffant). Poe (ou
Houellebecq) se considérait d’abord poète, ensuite nouvelliste-essayiste, mais
la postérité (littéraire) délaisse ses poésies, même (surtout ?) traduites
par Mallarmé. Lapid ne joue certes pas à l’aède sur pellicule (nulle joliesse
de risible paresse), pourtant sa sympathie (et davantage, évidemment) va
également, d’un élan similaire, à la poésie, la sienne (narcissisme un chouïa
régressif) et celle des auteurs mentionnés par la diégèse (notre André Breton
national, rouge friqué, en annexion anecdotique) ; il ose, à l’opposé,
égratigner une pitoyable soirée souhaitée en épiphanie jolie, en climax de maternelle, durant laquelle,
diantre, le doué Yoav, monté sur une chaise, se voit voler la vedette par une
pythie légèrement enrobée, se voit recevoir sur la tête des sucreries de
bar-mitsvah (meilleures que des tomates pourries, non ?).
Finalement, on le disait, le scribe
(non plus la muse) et le vrai-faux orphelin (il affirme sa mère morte, avatar
rajeuni de Léaud selon Truffaut), se retrouvent dans une chambre de résidence
chic, hôtelière, vacancière, l’intervention rapide des hommes et des femmes
en uniforme déroulée illico sur le
fond sonore eurodance du Bailando
des Belges infernaux de Paradiso, paraphe festif de la fuite avortée, de la
défaite (de la pensée, nous chuchote Finkielkraut) de la fuyarde improvisée en
passionaria des vers envers (et contre tous) la trivialité du quotidien mesquin
israélien (et international, occidental). L’ingénieur qui stagne, sur son
canapé, au travail, pardonnera-t-il l’escapade ? Le poète en herbe
intégrera-t-il Tsahal ? Le matérialisme mondialisé parviendra-t-il à
terrasser jusqu’à l’idée de spiritualité, de brièveté, de musicalité,
d’individualité assumée, au singulier, dépourvue d’utilité (pas
d’horizon-action politique, on renvoie vers Maïakovski ou Anna Akhmatova,
voilà), caractéristiques guère exhaustives de la poésie, d’ailleurs déjà en
voie de disparition, supplantée par le (massivement) désolant roman, a fortiori
celui, rassurant, consolateur, qui occupe le sommet des ventes et la devanture
des vitrines de gare ? Ces questions, à vrai dire, on s’en fiche un peu,
en dépit de la (grande) tenue de L’Institutrice, du talent flagrant
de la belle Sarit Larry, nouvelle venue (et citoyenne de gauche) dans
l’univers du réalisateur encore épaulé par son remarquable DP Shai Goldman et
sa maman-monteuse (Era Lapid), aux capacités célébrées auparavant par nos
soins. Il s’agit, en définitive, en subjectivité insulaire (une fois de plus)
de votre serviteur, d’un film à demi réussi, à moitié raté, d’une
confirmation et d’une hésitation, d’un métrage qui se voudrait poème (du moins
pour certains) et se lit en prose au scalpel, plurielle, esthétique et
anémique.
S’il ne manque pas de personnalité,
de radicalité, le film de Lapid manque de cœur et de profondeur, manque d’une
âme cinématographique et poétique, fusion (relisez Baudelaire) de règles, de
contraintes, de cadres (rythmiques, lexicaux) et de sons, d’images, de « correspondances »
affranchis, constituant une voix unique, magnifique, mystique dans son absence
de transcendance, dans son déploiement de jeu sérieux. Le cultivateur des
ravissantes horreurs des Fleurs du mal le savait, sut le
formuler d’une façon suprême – dans l’alliance insolite et scandaleuse des
contraires, des extrêmes, des répulsions (un salut à Polanski), réside une
(large) part de la poésie « moderne » (j’emploie l’épithète avec
mille pincettes, je n’ignore point que la charogne de Charles se présage dans
les pendaisons de Villon). En conclusion, gardons-nous de définir la poésie, tout
en sachant la déceler, la provoquer, l’observer dans les lieux les plus inappropriés :
Adorno la déclara impossible après Auschwitz (puis il revint sur ses
dires, tabou assez stupide) ? A contrario,
elle trouve dans (le sillage de) « l’indicible » (et de « l’irreprésentable »)
sa place d’élection, sa vraie justification, son impact ultime. « La
poésie doit être faite par tous. Non par un » rigolait le peu démocratique
Lautréamont, entendons par tous les sens, en expérience sensorielle et
existentielle, en charme (acception de sorcière) apte à témoigner de nos
montagnes et de nos abîmes (entre autres topographies). Elle doit déclencher un
incendie, sur la page ou en salle, dans la pupille ou entre les mains.
L’institutrice, pas assez manipulatrice, se fait in fine rattraper par le « principe
de réalité » (judiciaire), par les penchants de préservation (rien de plus
conservateur qu’un enfant) d’un chantre de hasard, L’Institutrice, à côté de
ses qualités, pèche par son calme raisonné, sa frilosité de sentiments,
d’affrontements, tandis que les amoureuses de Racine se consument dans une
langue majestueusement quadrillée, cartésienne, que Laura Palmer, salamandre
incestueuse embras(s)ée par David Lynch (dans Twin Peaks: Fire Walk with Me)
n’en finit pas de hurler-sourire pour l’éternité du cinéma (ou de la cinéphilie
adulte « traumatisée », réellement bouleversée).
La poésie, franchement, se contrefout
des modes, des régimes, des amnésies, elle loge au ciel et dans le caniveau (le
mari de Nira possède une troublante ressemblance avec l’hexagonal Pierre
Woodman, ancien condé reconverti dans d’épuisants et nauséeux castings X au caméscope, prompt à
s’exclamer per se, ingénu, après une sodomie disgracieuse sur une Russe
juvénile : « J’ai joui comme un porc » ; tu voulais de la
poésie, lecteur fraternel et ennemi, en voici). On l’oublie, oui, hélas, alors
qu’elle ne nous oublie pas, nous éblouit à l’infini, par surprise, par
lassitude, par solitude, dans les livres, dans les films, dans les musiques,
dans le songe nervalien (ou plutôt le cauchemar kafkaïen) que nous prenons pour
notre biographie, et ainsi dans les gestes d’une femme en train d’enlacer sa
moitié dévêtue ou de faire réciter le reflet (infantile) ennobli
(innocent-clairvoyant) de sa triste vie – allez,
regarde-moi brûler, bébé.
"Après, malheureusement, Israël est un pays où la vraie cinéphilie existe à peine. Elle est absente du rapport habituel qu’entretiennent les gens avec la culture. Ici, il n’y a presque plus de salles de cinéma. Les gens s’en foutent. Personne ne croit qu’il faille soutenir cet art. D’ailleurs, pour les directeurs de départements culturels, les responsables d’institutions ou même le maire de Tel Aviv qui se dit libéral, la culture se résume aux bons restaurants et à quelques pièces de théâtre institutionnel. Avec la frénésie de l’immobilier, c’est bien plus rentable d’ouvrir une salle de gym ou un magasin Zara sur les ruines d’un cinéma. Les salles sont enterrées dans toutes sortes de mall,à l’américaine. On ne va pas voir un film spécifique, on se rend dans un centre commercial et le cinéma fait partie de cette expérience. "
RépondreSupprimerhttps://www.franceculture.fr/societe/nadav-lapid-notre-epoque-est-precaire-mais-son-potentiel-romantique-doit-penetrer-lart
Le cinéaste sémite apprécie pourtant aussi Céline...
SupprimerQu'en penserait son policier ?
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/03/le-policier-breve-rencontre.html