À vif : Mourir d’aimer


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Guillaume Foresti.


Le désamour (vous) tue : pourrir d’aimer (Cayatte à la trappe), de ne plus l’être, jusqu’à vouloir disparaître, s’ensevelir encore vive dans un silencieux caisson de morgue, refermé tel un glas. L’héroïne quasiment anonyme nous rappelle Seth Brundle, le scientifique insectoïde de La Mouche de David Cronenberg, métrage davantage préoccupé par la maladie, la vieillesse, la contamination (SIDA ou non) que par la rupture d’un couple, sa cassure dissimulée-démontrée dans une caresse perplexe inaugurale. Comme le chercheur doué pour son malheur du don d’ubiquité, variation de téléportation, elle se détruit de l’intérieur, elle tombe en ruines à l’extérieur. Pas de musée mélancolique dressé à son humanité enfuie ici, à peine deux doigts infectés, un ongle arraché, un reliquat de pourquoi enroulé dans un mouchoir immaculé, jeté à la dérobée dans l’interstice complice de la bouche d’ombre (rien d’hugolien) d’une tombe. La jeune femme surplombe un cimetière en bordure de périphérique, les automobiles filent sans la voir (on se souvient de la fin du Verdict kafkaïen), fantôme qui se renseigne aux pompes funèbres sur le confort des coussins mortuaires, spectre de chair qui n’excite plus guère son compagnon sur répondeur. Il ne sent plus son odeur, il ne ressent plus sa peau sous sa main, il la pique en vain dans la cuisse, elle ne ressent aucune douleur, elle se réveille dans une torpeur de terreur. Que faire quand l’amour se meurt, qu’il vous putréfie, qu’il vous pousse à peler votre joue au miroir (fantomatique, of course) ? Inutile d’en parler à un collègue de travail conseillant d’aller voir un médecin (au secours), d’écouter seule un disque guilleret en anglais, d’essayer de ranimer au lit le désir amolli, assoupi, hostile à l’impératif.


La nudité possède un caractère livide, une allure de cadavre peu propice à la luxure. Même le bruit d’une pièce de vaisselle tombée au sol, lâchée par une moitié soudain défigurée en zombie domestique, tombe à plat, épiphénomène sonore dans un chant (un champ) de mort d’une douceur de désastre (drones de Marc Parazon). Guillaume Foresti transposa ensuite (en 2017) une nouvelle existentielle de l’irremplaçable Richard Matheson, Escamotage, où la disparition progressive et inéluctable du narrateur passait y compris dans la typographie, finissait par se parapher d’une lettre abolie, caf(é) tronqué à la trivialité métaphysique. Le fantastique de son À vif se situe pareillement dans une réalité identifiée, reconnaissable, peu à peu minée par un doute dédoublé. Le malaise sensoriel métaphorise une érosion sentimentale, les sens défaillent car le cœur déraille. Ils ne s’aiment plus et soudain le réel se désintègre, somatise leur désunion. Le cinéma excelle à rendre cela, à enregistrer avec une crédibilité de convention (la fameuse « suspension d’incrédulité »), avec un réalisme mimétique, une situation fantasmatique, une allégorie (hors du gore) intime. Cet art funéraire s’avère en effet idéal pour narrer des histoires de stase, de métastases, d’embaumement charmant et terrifiant. Maître du cadre et du trouble (frémissement de caméra à l’épaule), Foresti signa aussi un essai sur Lovecraft adapté (ou trahi) par Corman, mais son court captivant ne se situe pas dans le registre de l’indescriptible, voire de l’irreprésentable – niet à Necronomicon et bonjour à Répulsion. Film féminin puis fantastique ouvert sur un cou, des hanches, rime visuelle de courbes concave et convexe, À vif courbe la diégèse et la perspective. Au final, la morte-vivante ira, on le disait supra, s’allonger pour l’éternité de sa solitude, reprise du gisant introductif.


D’un sommeil à l’autre, la mort rode, s’insinue sur le visage, perturbe le langage, incite à prendre une fuite définitive. Face au huis clos asphyxié, on pense en écho à Carnival of Souls, sans le noir et blanc, sans le manège hanté, sans la noyade à plusieurs. Pourtant le personnage se noie également, durant une vingtaine de minutes denses et radicales. Le spectateur assez sidéré assiste à son chemin de croix dépourvu de clémence et de transcendance. Si le Ciel n’existe pas (ou plus), la Terre s’apparente à un Enfer bleuté, aseptisé, à une dérive parmi des rues de pluie, de gris (beau boulot du directeur photo Nicolaos Zafiriou). Le seul Au-delà qui attend la déliquescente ressemble au territoire inanimé, hors du temps, de l’ultime plan du cauchemar de Lucio Fulci (sinon Füssli). Sous la mort d’un amour ne se tiennent pas la promesse d’un second, la renaissance de la passion, grimacent uniquement le vide, l’angoisse, la froideur, la peur d’une mortalité individualisée, généralisée. À vif ne met pas nos nerfs au jour, il délaisse le spectaculaire aux scolaires, aux régressifs, aux amateurs de farces et attrapes. Son intelligence des maquillages, des effets spéciaux, sa maturité de regard, de récit, sa capacité à instaurer son propre rythme et déployer son univers singulier dans une durée étriquée, avec une évidence généreuse, jamais poseuse ou creuse, révèlent un vrai talent de cinéaste, de conteur, une précision lapidaire digne de l’expressivité rapide et fluide d’un nouvelliste. Porté par une actrice – Kate Moran, aperçue dans Saint Laurent, au générique de Elle s’appelait Sarah, Bird People ou Planetarium – et un acteur – Pierre Deladonchamps, vu dans L’Inconnu du lac, présent dans Le Fils de Jean ou Nos patriotes – irréprochables, ce mélodrame sec séduit de la première à la dernière image, à la manière d’un mauvais rêve, d’une inquiétante étrangeté familière, coutumière.


Le « genre » horrifique procède à la fois de l’organique et du métaphorique, nous rappelle (à) notre fragilité, notre finitude, propose des paraboles souvent violentes de survie. Il tire sa beauté de son honnêteté, contrairement aux comédies majoritairement sinistres préoccupées de nous rassurer sur nous-mêmes et nos semblables, de ripoliner un quotidien (corporel et spirituel) au mieux anxiogène, au pire malsain. Modeste et funeste, économe et somptueux, le film de Guillaume Foresti s’inscrit dans une imagerie de mystère et d’incarnation, de banalité transmuée, d’anecdote (pas sotte) élargie aux dimensions de la poésie (un sonnet à la Bossuet, un haïku au bord du trou). D’un argument presque bourgeois, je t’aime moi non plus ressassé par mille bouches édentées, illustré par d’innombrables téléfilms distribués en salle, hier et aujourd’hui, il parvient à élaborer une fable délectable, un véritable voyage immobile vers la dernière demeure de malheur. La fille diminuée (Béa, diminutif nocif) se déshabille, se dépouille de ses illusions de saison, se glisse dans le mausolée horizontal, le film se termine cut. En conclusion de séduction, souhaitons revoir vite le travail de Guillaume Foresti, l’accompagner sur un terrain hélas peu fréquenté par ses collègues tricolores. Souhaitons-lui de passer au long avec une vaillance identique, une similaire délicatesse de touche non dénuée d’intensité, d’audace gracile. Grand petit film (au générique mis au point, à la barre d’immeuble aveugle) sur le corps, les sentiments, le solipsisme de la subjectivité, l’effroi de l’altérité (de l’absurdité), À vif augure d’un futur méritant son suivi, peut-être sa célébration. En attendant, visionnez-le selon vos moyens et reparlons-en sur ce blog ou via les réseaux (viraux) dits sociaux.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir