Train de vie : Notes sur les embarquements permanents


Billet tapé à défaut d’être composté… 


Une gare, c’est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien.

Emmanuel Macron

Le cinéma n’existe pas, pas encore. Le cinéma n’existe déjà plus, projection de progéria. Ce qu’il reste du cinéma ? Des films d’hier et d’aujourd’hui, tonneau (tombeau) des Danaïdes du mercredi. Le terrorisme en temps réel, les ouragans outre-mer, la Corée du Nord remakant Docteur Folamour : absolument rien ne saurait abolir l’inanité sonore et guère mallarméenne des sorties inexorables ni le dédale de la Toile planétaire aux faux airs de somnifères. Demeurent en outre des gares, des trains, des trajets, reliquats de révolution dite industrielle, de dix-neuvième siècle obsolète, de transhumance de classes en masse, concurrencés par la route individualiste, voire le covoiturage à la page, bientôt gageons la téléportation façon Monsieur Spock et désormais l’ubiquité du cellulaire. Le cinéma, surtout méta, aime les voyages immobiles et donc les locomotives, machines-projectiles propres à faire gazouiller Zola naturaliste ou dérailler Renoir populiste (La Bête humaine en double exemplaire). Certes, Lumière à La Ciotat ne se doutait pas sur son quai premier du futur aller simple, dans l’autre sens d’insanité, vers Auschwitz, itinéraire d’un enfant défiguré repris par Zinnemann dans Le train sifflera trois fois puis Lanzmann jusqu’au terminus de (la) Shoah – ah, l’Occupation, période d’une impitoyable ponctualité où les convois de la SNCF arrivaient (enfin) toujours à l’heure du malheur, sinon subissaient les sabotages reconstitués en mode mythique par La Bataille du rail de René Clément. Auparavant, le méconnu pionnier Louis Aimé Augustin Le Prince disparaissait très mystérieusement à bord d’un compartiment (tueurs ?) parisien, en direction de Dijon. Chez Costa-Gavras, Les cadavres ne portent pas de costard, contrairement aux stars ressuscitées-remontées par Carl Reiner, le père de Rob, accompagnateur de gosses nostalgiques placés sur les rails de l’horreur adulte selon Stephen King (Stand by Me).



Chez Hitchcock & De Palma (récidivistes via Une femme disparaît, L’Ombre d’un doute, L’Inconnu du Nord-Express et Blow Out, Les Incorruptibles), oui, par exemple Cary Grant face à Eva Marie Saint dans le wagon-restaurant de La Mort aux trousses ou Pacino/Carlito tout au long des néons de son chemin de croix en escalator dans L’Impasse. À l’ultime plan de North by Northwest, le bolide pénètre un tunnel, pour le plus grand plaisir des cinéphiles épris de psychanalyse freudienne facétieuse ; sur le toit en mouvement de Mission impossible, sous un bâtiment similaire, Tom Cruise se retrouve à un centimètre de se faire transpercer la gorge par la pointe de l’hélico de Reno, fantaisie phallique au carré, plaisamment œdipienne puisque la Vanessa Redgrave de Blow Out, pardon, Blow-Up, incarne un Max androgyne et maternel à bord du TGV (dé)connecté. Si le train suscite ainsi le désir – Oksana (d’Harcourt, mon amour) y situait naguère une étreinte en public plus ou moins imaginaire –, il sait aussi donner à voir le pire, cf. le viol et le meurtre d’une jeune fille bourgeoise, aux prises avec des prolétaires instrumentalisés par la machiavélique Macha Méril, dans Le Dernier Train de la nuit conduit par Aldo Lado. Sur le territoire-frontière d’une gare, les générations se rencontrent (Central do Brasil, Walter Salles, 1998), les amants également (L’Horloge, Vincente Minnelli, 1945). À la fois point de départ et d’arrivée, station (sens anglophone, presque religieux) d’horizons en réseau, carrefour de calendrier aux tracés affichés, minutés, la gare paraît un avatar de la salle de cinéma, ou l’inverse. Les spectateurs viennent pareillement se dépayser sans (trop) bouger, s’évader en huis clos, dans le cadre exact d’une séance cadrée, monnayée.



Passéiste (Le Crime de l’Orient-Express ou Agatha Christie relue par Sidney Lumet), apocalyptique (Snowpiercer, le Transperceneige du chaleureux Bong Joon-ho), horrifique (Dernier train pour Busan du pas zombie Yeon Sang-ho) ou auteuriste (Ceux qui m’aiment prendront le train affirmait Patrice Chéreau), le film-train emporte Anouk Aimée (Un soir, un train incertain), Lauren Bacall (l’indémodable Aux frontières des Indes), Nathalie Baye (Notre histoire avec Alain Delon alcoolisé), Jamie Lee Curtis (Le Monstre du train au magicien), Rebecca De Mornay (Runaway Train russe), Marlene Dietrich (La Femme que l’on désire récemment découvert, Shanghai Express en quatrième vitesse esthète), Brigitte Fossey (Les Valseuses lactées), Sophia Loren (Le Pont de Cassandra par Cosmatos), Romy Schneider (escortée par Trintignant pour Le Train aryen) quand Burt Lancaster s’occupe plutôt d’art dérobé par les nazis (Le Train), Lee Marvin de trimardeurs durant la Grande Dépression (L’Empereur du Nord), Steven Seagal de terroristes ferroviaires au laser (Piège à grande vitesse) et Rod Taylor de mercenaires africains en pleine décolonisation (Le Dernier Train du Katanga). Le lecteur fidèle ou curieux pourra parcourir sur notre blog d’autres lignes (double acception) consacrées à Classe tous risques, L’Hystérique aux cheveux d’or, Réveil dans la terreur, Twin Peaks: Fire Walk with Me et Voyage à Tokyo, items fameux ou sous-estimés dans lesquels le double motif cosmopolite du jour trouve de mémorables écrins, en France, en Italie, en Australie, aux États-Unis, au Japon, au bord ou à bord de la transmission, de la prostitution, de l’ironie, de l’inceste, de la mélancolie. N’omettons pas non plus le western et les justement nommés Le Dernier Train de Gun Hill et Un train pour Durango, le « cheval de fer » depuis ses origines lié au cinéma, à sa préhistoire, avec Edwin S. Porter et Buster Keaton pour possibles peintres rupestres, amateurs de coup de feu en point de vue subjectif ou de burlesque dantesque (Le Vol du grand rapide en 1903 et Le Mécano de la « General » en 1926).



Tout ceci, omnibus mémoriel tout sauf exhaustif, nous ramène en douceur à la perspective primitive (impressionniste, corrige Godard) de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, premier film d’horreur (aimable formule de Bertrand Tavernier, d’après une célèbre légende urbaine d’effroi spectaculaire et spéculaire) et titre anecdotique au retentissement symbolique, pour les raisons supra. Mobilis in mobile, en écho au capitaine Nemo, le cinéphile se fait son cinéma intime, devant la vitre panoramique ou dans le couloir étroit, au-dessous du grand écran ou parmi les rangées de fauteuils en velours. Il se balade même à domicile, sur l’hydre numérique de la modernité, cristallisation de saison d’une société du plastique autant que de l’image et des loisirs (scopiques). Cependant s’impose  un secret, au-delà de toutes les odyssées dorénavant disponibles, rarement extatiques, plus souvent navrantes. L’accumulation des sensations, la prise en charge des paysages, des visages, la berceuse onctueuse reposant littéralement sur l’accident (hors-champ de l’agrément, faillite du trafic, fi de Tati) nous invitent à voyager léger, passagers en transit d’une (courte) traversée entre deux éternités, d’absurdité ou de divinité. Le train participe d’une ascèse (d’une baise dans les toilettes, répliquent les plus lubriques), il incite au dénuement et au détournement des enracinements. La gare, sans crier gare, trop tôt, trop tard, au meilleur moment, nous somme de nous orienter, nous met à la croisée des chemins du destin, tel le protagoniste du Hasard (multiple) de Krzysztof Kieślowski. Avant de cavaler sur la voie, rappelle-toi de la fin du Théorème de Pier Paolo Pasolini – le ploutocrate milanais Massimo Girotti cédait son usine aux ouvriers stupéfaits, se déshabillait dare-dare dans une gare et s’en allait hurler (de rage, de désespoir, viril, infantile) dans le désert, visité-abandonné par un (bon et mauvais) ange arborant les traits de Terence Stamp, messie marxiste d’omnisexualité, de tendresse céleste enfin partagée, incarnée. Te voilà arrivé, rendu à destination, à toi-même…



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