Pensione paura : La Maison du lac


Elle attend depuis si longtemps, elle espère à proximité d’un cimetière…


Parmi la verroterie numérique figurent d’évidents diamants : en train d’écumer une liste thématique, on tomba sur Pensione paura. Moins riche que Il profumo della signora in nero, plus linéaire, le second vrai-faux giallo de Francesco Barilli captive pourtant, dès l’ouverture solaire et funèbre, sur une jeune fille (en fleur) en barque se piquant de correspondance épistolaire paternelle. Moderne Charon, Rosa la rose va vite se faner en cet été de la fin de la guerre, confrontée au fascisme historique et psychologique. Orpheline comme la persona de Mimsy Farmer, sa pileuse nudité bientôt exposée sur le papier glacé de Playboy, Leonora Fani joue une adolescente résistante, finalement démente, du haut de ses charmants vingt-trois ans. Dans son odyssée identitaire en huis clos, nantie d’un imperméable et d’un couteau (accessoires certifiés de l’imagerie « jaune »), éclairée-apeurée en bleu et rouge (beau boulot du méconnu maestro Gualtiero Manozzi), elle évoque évidemment Jessica Harper danseuse et prisonnière du contemporain Suspiria, citation animalière incluse (asticots contre cafards). Contrairement à sa consœur, elle ne parviendra pas à s’émanciper, à se libérer d’une monstruosité maternelle (ou d’une maternité monstrueuse), à grandir, à fuir la maison de fous afin de sourire in extremis, Alice sudiste baptisée par les grandes eaux de Dario Argento. L’hôtel en pension complète, suspecte, au titre en clin d’œil à Operazione paura de Mario Bava, la retiendra à la manière d’un tombeau (utérin plutôt qu’indien, tant pis pour la crypte hindoue de Theo von Harbou), elle tirera sur la scène obscène un rideau littéral, fermera les fenêtres de façon définitive à l’ultime plan. Celles-ci paraissent sorties de La Maison aux fenêtres qui rient de Pupi Avati, autre conte antérieur du passé qui ne passe pas, particulièrement en Italie régie par Mussolini.



Quant au viol en trio de l’héroïne fragile – on violait beaucoup dans le cinéma des années 70, possible écho macho au féminisme revendicatif – par un gigolo (prénom de Valentino) cynique et athlétique (Luc Merenda, convaincant à contre-emploi) assisté de sa perverse maîtresse sur le retour, il ressuscite le souvenir alors récent de Salò ou les 120 Journées de Sodome, similaire topographie d’un pays devenu bordel bien peu charnel et charnier métaphorisé, d’un totalitarisme au suivant, d’histrion puis de consommation ; Lidia Biondi, Jole Fierro, José María Prada et Francisco Rabal développent la distribution, esquissent des silhouettes significatives. Le massacre à la mitraillette des pensionnaires patibulaires, veuf cinglé (et compositeur insomniaque), obsédé friqué, prostituées de sororité, assortis d’un serveur aviné, d’un délateur planqué, résonne en somme avec son homologue des Damnés, pendant que le climat de promiscuité sexuelle, d’inceste par procuration, nous ramène aux débauches en uniformes de Salon Kitty. Nulle surprise si l’on y songe, si l’on sait lire et tracer des liens, puisque les co-auteurs (avec le réalisateur) du scénario, Barbara Alberti & Amedeo Pagani (par ailleurs producteur de l’intemporel 2046 de Wong Kar-wai), travaillèrent (ensemble, séparément) sur Portier de nuit, Monella, et même le dispensable L’Incomprise d’Asia A. Soulignons au passage que Nello Giorgetti, en charge de l’évocatrice direction artistique, sévissait déjà sur le titre (parfumé) supra de Barilli, qu’il bossa sur La Clé ou Phenomena, cette fois en tant que production designer. Enfin, Adolfo Waitzman se substitue à Nicola Piovani et signe un entêtant tango de mélo électro, au lyrisme immédiat.



Tout ceci pour assurer que Pensione paura s’inscrit dans un sillage, s’assure de collaborateurs talentueux, nous rassure sur le talent flagrant de Francesco, son métrage peut-être un peu trop sage, sur les rails d’une faille foncière familière (familiale), s’avérant cependant une belle découverte, qui mérite l’exhumation et la célébration. Tandis que les clients, encerclés par un lac létal, ignorent encore leur sinistre sort d’insularité funeste, radotent, forniquent, font du trafic de bijoux et de passeports (suisses), tandis que l’amant de la mère adultère se terre dans une pièce à part, traître du père maquisard, se réfugie dans une armoire à miroir de vaudeville lugubre, l’ouvrage traverse constamment les frontières des « genres », à la fois film historique, film policier, étude de caractères et d’atmosphère, rape and revenge à la patine vintage, récit initiatique à propos d’un cas clinique. Toutes les couleurs de la nuit intime de Rosa s’assemblent et se trament dans son portrait attachant, un peu inconsistant, à l’onirisme séducteur et dépressif. On devine vite qui se cache sous la panoplie masculine et meurtrière (hachette alerte), on anticipe sa confession (leurs bouches se dévorent) à l’ange exterminateur en cuir noir venu l’avertir du trépas de son papa, l’inciter à quitter son enfer privé (un salut à Jean Rollin). Comment chuta (hors-champ, moralement) sa génitrice retrouvée la nuque brisée dans l’obscurité d’un escalier ? Que deviendra Guido, l’ami amoureux rencontré à vélo au village (bonne sœur aux ouailles infantiles croisées dans les bois), personnage de pure candeur égaré dans une cartographie à échelle réduite du malheur ? La gamine espionnée au déshabillage nocturne par le trou d’une serrure (verrou tourné à double tour) finira par ensevelir les cadavres de ses agresseurs dans une baignoire de boue (souillure symbolique assez scolaire), héritage de thermes anciens, réminiscence d’une scène (d’un ustensile sanitaire) célèbre des Diaboliques de notre Clouzot sado (avec sa Véra).



Elle tuera itou son bienfaiteur aux allures de Samouraï mal rasé à bout portant, telle une enfant folle, une femme effrayée par ses adieux brutaux à l’enfance, dépucelage en plongée de sculpteur, pas de voyeur. Durant ces trompeuses vacances estivales, les écoles restent fermées à cause des bombardements, l’aviateur envolé ne revient pas, l’oncle curé ne fait plus crédit, malgré sa table bien remplie, Rosa esseulée gère un hôtel des sirènes (naufrage individuel et national) aux faux airs de la bâtisse sépulcrale au centre de India Song, plongé dans le noir à l’occasion d’une coupure de courant ponctuée d’un cri de panique virile (rime sonore au hurlement maternel). Comme Télémaque se languissant d’Ulysse, ou une nouvelle Électre débarrassée d’Oreste, n’en voulant pas à sa propre Clytemnestre, elle s’endort auprès d’une lampe animée à l’abat-jour papillonné, elle projette son reflet fantomatique parmi des ombres chinoises murales à la Nosferatu le vampire, elle évolue en avatar de ses prédécesseuses immortalisées par Carlos Saura, recluses au milieu d’une meute à domicile (Anna et les Loups) ou au sein d’un mausolée franquiste (Cría cuervos). « Conte de fées avec un loup, dans une forêt », dixit la vieille machiavélique, Pensione paura accélère les saisons (infernales, rimbaldiennes) et s’achève en automne, à l’instar d’un cauchemar filmé avec une douceur de crève-cœur, une élégance de chaque plan (cf. celui doublement délicat de l’ablution post-agression au bidet). L’irréalité de l’ensemble, renforcée par l’illusion sonore du doublage (tradition transalpine), débouche sur une vérité de maturité, sur une solitude de finitude, à des années-lumière des édens pubères et insipides d’un David Hamilton.



Francesco Barilli ne réalise pas un grand film, il fait mieux, qui sait, il délivre un modeste requiem dont la petite musique morbide et sans issue s’insinue dans l’œil, l’esprit et le cœur du spectateur. Rosa ne voit pas la vie en rose, s’enterre vive et lucide, y compris à travers son déni, déclare une dernière fois, en voix off, son amour à l’absent obsédant. L’on se permettra par conséquent de rebaptiser l’établissement selon notre sensibilité, en Pensione dolorosa, voilà. 

    

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