Traque sur Internet : Impressions sur une dématérialisation
Archéologie et technologie, errance et substance, esthétique et politique…
À l’heure où Jacques Aumont loue les
bienfaits de l’interprétation, envisageons Internet comme une immense
cinémathèque. Il s’agit, littéralement, d’une utopie, d’un lieu qui n’existe
pas, hors l’hébergement physique et géographique des serveurs, les éventuelles
redirections par des pays de transition. Dans ce territoire désincarné accessible
via un clavier, à peine quelques clics
et, bien sûr, un fournisseur d’accès, un navigateur de virtualité(s), des
milliards d’images animées nous attendent, avec une patience supérieure à celle
des filles en vitrine d’Amsterdam (ou Amsterdamned, corrige Dick Maas,
écumeur de canaux utérins et réparateur de cabines d’ascenseur propices à la
copulation, à la terreur[1]).
La linéarité reste en retrait, au profit de la mosaïque ; l’espace-temps
émergent se joue des paramètres euclidiens ; le hasard n’existe qu’en
surface, orienté par d’intéressées recommandations. L’amas des métrages en streaming, en VOD, en replay, donne un vertige à la Vertigo
(mille et une femmes à idolâtrer, à détruire, d’innombrables madeleines à
savourer ou découvrir), incite à se cloîtrer en ermite, à la Howard Hughes ou à
la Ingmar Bergman, chaque cinéphile sur son île perfusé à la corne d’abondance
numérisée. Les spécialistes de l’expertise peuvent faire leurs valises, les épris
de pédagogie ou d’éducation rentrer à la maison, car la mise à disposition égalise
tous les discours, car elle représente une forme suprême (sinon extrême) de démocratie enfin
affranchie des instances dirigeantes. Peu importe dès lors que le sublime y
côtoie la camelote, que les diamants se reflètent dans de la verroterie – la vox populi
devient ainsi un silence de transparence sous pseudonyme, seulement soumise au
pouce maousse du pointage, du comptage, du j’aime ou pas immédiat.
Si la durée de vie moyenne d’un post ne saurait excéder une quinzaine de
secondes – des études la calculent, des gens se voient payés pour l’établir –,
les films en ligne paraissent figés dans une temporalité à la Stalker,
une interzone burroughsienne nantie d’une lumière noire d’obsidienne. Ne macérons
pas dans le cynisme : une générosité première motive le uploading. Même les pirates peuvent déployer
une éthique et les justes droits d’auteur, mon cœur, masquent aussi un appétit
d’épicier, la défense déliquescente par de grandes sociétés d’une chasse gardée
rapetissée. Dans ce musée imaginaire peuplé par Orson Welles et Philippe Clair,
plus de hiérarchie, pas de visite guidée, aucun encadrement didactique ou
pédant. Te voici en solo face à tes points chauds, à ce qui te titille et t’émoustille.
Au risque de te retrouver devant des instants troublants, de parfois sentir la
nausée t’envahir, de succomber à une massive imbécilité généralisée, main dans
la main avec la laideur de malheur, tu prends le parti de piocher une ou deux
pépites, de t’injecter de la pelloche sans anicroche et guère au quotidien, restons
serein (un salut à Mister Le Meur). Que
nécessite la cinéphilie en 2017 ? De posséder un PC, de pratiquer une
curiosité d’intertextualité, de tisser des liens sous le sceau de l’hypertexte.
Le cinéma sur Internet signe la victoire douce de l’individualisme, enterre la
salle en relique nostalgique, s’émancipe de sa fausse socialisation. Il ne faudrait
pas confondre en effet une convergence de solitudes avec une quelconque sociabilité,
je ne sais quelle expérience collective sacrée à préserver envers et contre
tous les communautarismes scopiques. Nietzche en son temps se moqua de l’instinct
grégaire de ses congénères et la singularité vaudra toujours mieux, à tout
prendre, que la massification des multiplexes, des spectateurs, des festivals,
des commentateurs.
Le danger boulimique ou autiste
persiste, certes, et l’on se souvient de L’Endormeuse de Maupassant reparue à
l’improviste sous la forme du siège (panoramique) létal de Soleil vert. Oui,
regarder incline à la passivité, à l’hypnose, à la décérébration, à l’inaction
(je pense donc j’écris). Mais ce caractère funéraire, ou en tout cas funeste,
procède du cinéma lui-même, plus proche de la thanatopraxie qu’autre chose. Embaumement
flagrant, conservation d’un passé mis en conserve, contrairement au spectacle
vivant, jamais identique, de la scène dramatique, voire musicale, le
cinématographe constitue un sismographe spectral, la manifestation permanente, en
séquences ressassées, en boucle bouclée (à la mode Lost Highway), d’apparitions suscitées
par la lumière, dans l’ombre des fauteuils ou du foyer (rappelez-vous l’intitulé
de votre blog préféré). De la cité
idéale, muséale, a priori guérie des envies dictatoriales
(le cinéma, un art fasciste, osai-je rédiger), un pas, rien qu’un pas, nous
sépare du cimetière, de la nécropole planétaire, de la casse où les carcasses
individuelles, désossées par les visionnages segmentés, délavées par la vidéo,
assourdies dans leur espéranto de VO, se dissolvent au sein d’une indifférence désolante
et cohérente. Impossible désormais de tout voir, de tout savoir, adieu au mythe
caduc du gentilhomme éclairé, détenteur d’une connaissance d’omniscience.
Internet, règne du narcissisme, de la trivialité érigée en événement, apprend
également l’humilité, permet de converser en temps réel, ou en léger différé,
avec l’auteur du film sur lequel vous venez d’écrire (je confirme à propos de
Guillaume Foresti, cinéaste de À vif ému et honoré par notre prose
empathique, que le lecteur m’autorise please
cette incise d’autosatisfaction).
Le mot partage, en matière de cinéma,
ne renie pas son sens. Sans verser dans un angélisme totalement étranger à
notre personnalité (pas uniquement au sujet du « septième art »), l’offre
comporte une prééminence sur la demande, les films on line diffusent et
incarnent une certaine idée de la liberté, de l’égalité, de la fraternité.
Républicain, le cinéma sur Internet ? Comme disait Sade, « Français,
encore un effort » (il promouvait en partie, partisan, l’union libre et l’inceste
en tant que marqueurs de républicanisme avéré, plaisantons, pardonnons,
passons). Inutile de revenir ici sur ce que nous disions concernant les « statuts »
de la vidéo, du streaming, du
spectateur, du cinéma (acception architecturale), de la fin (fiction et
facticité). L’objet du billet – fixer (double sens) la/ma cinéphilie au présent
immanent, préciser qu’elle innerve en outre ma/nos présence(s) sur les réseaux
sociaux. Semer des pochettes de disques, des couvertures de livres, relayer des
articles d’autrui dignes d’être lus (très peu, à vrai dire, hélas et tant pis),
revient à se réinventer Cadmos[2]
plutôt que Petit Poucet. Tel Nicholson dans le labyrinthe mental de Shining,
la moindre pièce (de l’hôtel hanté, du puzzle personnalisé) radiographie la
psyché du scripteur (impuissant pour King & Kubrick, ludique et tragique du
côté de votre serviteur). Alors qu’un film réellement stimulant sur le réseau
international reste à réaliser – désolé pour Sandra Bullock, on en reste à
Debbie Harry & Jennifer Jason Leigh, muses des métaphoriques Vidéodrome + eXistenZ
–, il modifie per se le rapport au ciné, il restructure
son écriture, il change la donne d’une expression immobile, cosmopolite, impure
et polymorphe depuis ses origines séculaires, foraines, de bordel. N’écoutez
pas les corbeaux, les pleureuses, les confits dans la nostalgie : le
cinéma existe (encore), je le rencontre (et vous itou) ailleurs, partout,
toujours et maintenant, tous les cinémas
sur tous les écrans, dorénavant.
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