L’Amour de Jeanne Ney : Reds


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Georg Wilhelm Pabst.


J’aime depuis longtemps ce cinéma trivial et sentimental. J’aime La Rue sans joie (1925) et pas uniquement pour Garbo Greta ; j’aime Loulou (1929) et pas seulement pour Louise Brooks ; j’aime L’Atlantide (1932) vue en VF et j’aime Brigitte Helm même en trois exemplaires ; j’aime en outre La Tragédie de la mine (1931) en raison de sa sincérité-fraternité franco-allemande ; j’aime encore Don Quichotte (1933) car Chaliapine y brille. Ces films, je les découvris jadis, au siècle dernier, au Goethe-Institut, dans la salle d’un CDDP reconverti en ciné-club, dans des cinés dits de quartier ou à la TV, tard le soir. Pabst semblait déjà bien oublié, malgré les ravissements successifs de votre serviteur. Visionner L’Amour de Jeanne Ney sur PC, en version restaurée-numérisée, en 2017, quatre-vingt-dix ans après sa sortie en Allemagne, puisqu’inédit ici, tant pis pour l’admiration d’un Antonioni, revient à redécouvrir cet univers et aussi, bien sûr, à survivre à son passé – l’amour du cinéma ou l’amour des mort(e)s, la rencontre répétée avec leur aura, la fréquentation d’un miroir de(s) fantômes qui nous enterrera. En 1927, Pabst s’entoure d’amis/collaborateurs – citons Ladislaus Vajda au scénario, Fritz Arno Wagner à la direction de la photographie, Mark Sorkin au montage – et base son métrage sur un roman homonyme du peu germanophile Ilya Ehrenbourg, bientôt propagandiste communiste. L’argument mêle guerre civile en Crimée, dans le sillage de la révolution rouge (sang) de 1917, romance parisienne incluant un vol de diamant et dénouement mené vraiment tambour battant, en une sorte de thriller ferroviaire contre la montre, avec faux coupable hitchcockien et juste cause eastwoodienne.



Il s’agit, en résumé, d’un mélodrame parsemé de sourires, d’une double histoire d’amour (et de désamour) peuplée de bolchévique romantique, d’Asiatique mutique, de détective privé drolatique (et un brin lubrique), de jeune fille préraphaélite atteinte de cécité – rappelons que Chaplin s’éprend d’une non-voyante dans Les Lumières de la ville (1931), qu’il porte un vrai-faux drapeau coco dans Les Temps modernes (1936) – voire de mouchard délicieusement immonde. Tout ceci fera ricaner les cyniques, irritera les droitistes, paraîtra outré ou guindé à notre tiède et obscène modernité. Qu’importe : j’aime L’Amour de Jeanne Ney car l’art du contraste de Pabst parvient à saisir quelque chose de la vie d’hier et d’aujourd’hui. Le film doit également beaucoup à sa distribution, Édith Jéhanne, muse de Raymond Bernard, et Brigitte Helm, again, la première en orpheline illico consolée, la seconde en aveugle aveuglée, assez bouleversante, tels deux météores de cinéma, bien flanquées par le candide (camarade) Uno Henning, apprécié en barbier névrosé dans A Cottage on Dartmoor (1929) d’Anthony Asquith, et l’acide (assassin) Fritz Rasp, spécialisé dans les rôles d’ordures teutonnes, itou au générique de Metropolis (1927) en (double, décidément) compagnie de la chère Brigitte, sans omettre Adolf E. Licho sous les traits d’un oncle déboussolé, revu plus tard chez Lang, Lubitsch ou Sirk, en Germanie et aux États-Unis. On trouve dans L’Amour de Jeanne Ney des échos de contemporains, par exemple une foule de manifestants ou une chevelure étalée à la Eisenstein, une réalité du décor à la Renoir, un éclat de crasse à la Vigo ; parfois, le film rime ainsi avec Octobre (1928), La Chienne (1931) ou L’Atalante (1934), tandis qu’à l’improviste il peut annoncer Chinatown (1974) de Polanski, le temps d’une scène où le professionnel des filatures remet au mari trompé, outré, les clichés d’une infidélité attestée.



Le body language (minaude Kylie Minogue) du muet s’exprime de tout son corps, de toute son âme, mains féminines levées face aux pistolets masculins, à tâtons vers le talon du paternel mortel, sur le visage en 3D de la nouvelle venue, autour du cou de la vierge prévenue, gloire de comptoir alors à genoux, à l’instar d’une pénitente devant sa sainte. Un tableau de Lénine côtoie des cartouchières croisées de westerns mexicains, une guillotine onirique, expressionniste, se dissipe vite, autant évanescente que le toponyme « Paris » tracé sur une vitre soviétique embuée, des affiches imprimées en faveur des révoltés de Toulon se placent en parallèle à des articles de presse accusateurs (sinistre astuce du portrait dérobé). Pabst filme une beuverie reconstituée, en uniformes, une flânerie documentaire, sinon documentée, à travers la capitale. À l’hôtel de la reine blanche, obscur, endormi, qui vaut bien l’excentré d’Arletty & Jouvet (Hôtel du Nord, 1938), le couple élu, inassorti, croise un client et une prostituée, manière de dire, sans le souligner, que les opposants au tsar ne détestent pas le plumard, que la beauté du don jouxte le sexe tarifé, que les étoiles se reflètent au creux du caniveau, estampillé ou non en accessoire métonymique du supposé réalisme poétique. Les contre-plongées dialoguent avec la caméra portée, rigueur du cadre composé, réfléchi, associée à l’ivresse du mouvement de la vie. La peinture animée des protagonistes alterne avec des silhouettes soignées, orientées, je pense aux deux membres souriants et généreux de l’Armée rouge, vieil ange gardien serein ou juvénile chauffeur charmeur. Dans L’Amour de Jeanne Ney, le vent passe par une fenêtre nocturne, par celle, méta, d’un train de cinéma, il agite les cheveux et les habits, il confère sa respiration pérenne à un ouvrage oublié, exhumé en HD.



Dans L’Amour de Jeanne Ney, le spectateur encasqué (bonne BO anachronique de Bernd Thewes élaborée à partir d’extraits réarrangés) entend les sons silencieux, évocateurs, d’une détonation d’exécution, de défense, d’un coup de poing sur une table de comité (central) improvisé, maculée d’encre cardiaque, d’une sonnerie téléphonique extatique. Dans L’Amour de Jeanne Ney, un bottin sert à établir en vitesse une liste de noms contre rançon, un holster se réinvente Tupperware pour des œufs blancs comme les Russes du même nom. A contrario du trio cité supra, notre cinéaste ne se situe pas dans la misère, le mythe, le mystère, mais il poursuit sa belle galerie d’héroïnes irrésistibles, faillibles, mais il immortalise des femmes mortes à jamais audacieuses, précieuses, pionnières d’un art de surface et d’intériorité, rétif à l’épicerie (plutôt qu’à la charcuterie conviviale du final) des marchands, à l’adoubement des élites (« septième art » et compagnie, récompenses à la con), à l’amnésie ou à la nostalgie de générations biberonnées au pitoyable Tarantino ou au noir et blanc d’antan. Le réalisateur multiplie les fondus au noir et néanmoins ne voit pas les choses (la courbe du récit) en noir. Tout finit bien dans la lumière de la pierre taillée, à la brillance diffractée, boule de cristal d’une valeur inestimable dans laquelle Jeanne, in extremis débarrassée de son assaillant expatrié, rusé, lit en surimpression son bonheur à venir, avec Andreas en train de sortir disons d’un souterrain, amoureux in fine revenu d’entre les morts au soleil de la joie, en plein jour, mon amour, à chaque projection, à chaque remémoration (laissons les commémorations aux croque-morts).



L’ultime plan se lit en prière de merci pour un miracle profane, celui de Jeanne, celui du film de Pabst, production UFA aux négatifs disparus, à la résurrection en partie due au MoMA, voilà. Oui, le vrai cinéma, pour moi, s’avère cela, si loin du rien au quotidien, des sorties souvent pourries du mercredi, des milliards de mots (à propos de films, au-delà) malaxés de fausse objectivité, de stupidité illimitée, de vide imbuvable. Georg Wilhelm Pabst resta en Allemagne nazie, y tourna, apparemment, un biopic nationaliste (Paracelse, 1943) puis des items de réminiscence aux limites de la repentance (La Fin d’Hitler + C’est arrivé le 20 juillet en 1955). Et alors ? N’attendez pas de moi des reproches (politiquement corrects) ou des éloges (vive l’autocritique politique). J’aime cet homme, peu m’importe son CV, ses regrets, parce que j’aime son cinéma, physique et sensible, sarcastique (un petit air d’Otto Dix, allez) et drolatique, empreint de futile et de sublime. L’Amour de Jeanne Ney, ni chef-d’œuvre homologué ni œuvrette à négliger, sait (sut) préserver/dispenser sa séduction immédiate et ses puissances simples, il confirme mes avis de cinéphilie adolescente, sudiste, quand j’apprivoisais dans l’été de l’antiquité la noirceur d’une imagerie intérieure. À quoi sert le cinéma ? Entre autres anecdotes à revenir sur ses pas, à se retourner vers soi, à s’amouracher de chimères, à s’extraire de la fiction du réel, dont on connaît par avance la fin de déshérence et/ou de délivrance. Ne passez pas à côté (à l’écart) de Pabst, retombez amoureux de sa filmographie à ranimer, à savourer, à célébrer – Édith ou Brigitte for ever, mon cœur.

               

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