Viscères : Vipère au poing
Vous qui entrez ici, dans ces 440 pages dévorantes et (vraiment)
à dévorer, abandonnez, en effet, toute
espérance…
Blonde et britannique (deux motifs de
sympathie, sensuelle et anglophile), Mo Hayder ne craint pas les ténèbres
(malgré son air angélique) ni les huis clos (pas ceux d’Agatha Christie, moins
inoffensive qu’il n’y paraît, aux jeux de massacre feutrés, au Vallon
mélancolique adoubé par un certain Houellebecq) et ses lecteurs (dont votre
serviteur) l’accompagnent depuis désormais une quinzaine d’années, en amie de
plume souvent inspirée, souvent inspirante, sur le marché en surproduction du thriller (variation « graphique »
mais anodine du polar ricain et « dur à cuire » des années 30 et
suivantes, quand le « genre » populaire proposait encore une vision
politique du monde, pas réduit à une lecture de plage stéréotypée ou des sagas
de briques nordiques, volontiers, de surcroît, réactionnaire, dans ses
épilogues en forme de remise en ordre de l’injuste réalité, pourtant tout juste
bonne à faire « nettoyer » par le flic exterminateur et rigolard du 1275
âmes de Thompson, la tueuse fragile et provinciale du Fatale
de Manchette ou le serial killer vadrouilleur et mémorialiste du Un
tueur sur la route d’Ellroy).
Notre auteur signa en 2004 un
chef-d’œuvre, Tokyo, mémorable portrait (autobiographique ?) d’une jeune
femme borderline tressé à une
évocation mémorielle et visuelle (l’auteur possède un diplôme de cinéma, cela
n’étonne pas) des atrocités de Nankin. Pig Island, bien moins réussi,
brodait sur la monstruosité, au propre et au figuré (adolescente à la
difformité insoupçonnable, secte insulaire), tandis que Les Lames, plus
convaincant, narrait une disparition de progéniture sur fond de rivalité entre
sœurs ; Viscères, quant à lui, vient boucler la série (on recommande
l’éprouvant L’Homme du soir et le schizophrénique Les Proies) dédiée au duo
« Flea » Marley/Jack Caffery, la plongeuse et l’inspecteur du Somerset,
comté antinomique (et lieu de résidence de l’écrivain, elle-même en couple avec
un ancien plongeur de la police) peuplé d’hivers, de pluie, de folie,
d’assassins, de pédophiles, de spectres du passé. Pour cet opus, que l’on devine ultime, Caffery affronte seul deux ravisseurs
qui entreprennent de torturer/terrifier une famille bourgeoise et bien
installée dans sa demeure aux tourelles surplombant la plaine (oui, le début
rappelle Funny Games du plaisantin Haneke). Grave erreur et page-turner avéré, pour cette septième
intrigue en fable presque mythique (Antigone se réincarne en Lucia, trentenaire « gothique » et diabolique, aussi impitoyable que la gamine cannibale mangeant sa
maman dans La Nuit des morts-vivants de Romero) sur l’enfer du foyer (en
circuit fermé de vidéo-surveillance), sur l’obscurité des proches, sur la
maltraitance généralisée (ne pas déclarer son amour revient pour Jack à
s’enfouir dans sa douleur, à peine ragaillardi par le marché du Marcheur et les
bras de la belle Breanne, barmaid à demi défigurée).
Mademoiselle Hayder, dotée d’une
écriture précise, élégante, manie le laser
encore mieux qu’Oliver, et achève son conte de fées pour adultes par une boucle
bouclée enfantine (la petite Amy se rêve en uniforme), une révélation à l’insupportable
ironie : Caffery s’avère responsable, par ricochet vengeur (la complice se
nomme contradictoirement Tracey Lamb), de la mort de son frère adulte, qu’il
croyait enterré quelque part, après sa profanation, enfant, par un réseau
pédophile (l’ogre sinistre se nomme Penderecki, comme le compositeur élu par
Kubrick dans l’espace !). « Vive le sadisme ! » s’écrie, en
français dans le texte, le trop tendre Honey/Honig, criminel imposteur qui
périra pour une bonne action, mais le sentiment dominant, au sortir de ce
roman-requiem, demeure une grande
tristesse et la preuve brillamment nocturne que l’axiome nietzschéen sur le
regard reflété de l’abîme vaut également pour les hommes au service de la loi, tel
celui-ci, superbement capable, parmi cet océan de noirceurs, de duplicité, de
manipulations (Molina, amoureux servile et violent, esquisse une larme avant
d’entailler le bras de Matilda), de coups du sort (ou de pic à glace bucolique
et orgasmique), de déposer, « sans savoir pourquoi », un pudique et
filial baiser sur la tête d’une vieille femme (Madame Frink) cocufiée par son
colonel de mari, émouvant relais solitaire et transi d’un fait divers rejoué
aujourd’hui, à l’heure du loup (Wolf, titre original préférable à
l’organique « traduction » nationale) bergmanienne (ou de Bath). Les
mères peuvent enfanter des vipères, certes, mais qui dira jamais, au côté de la
talentueuse et maternelle Mo Hayder, leur courage inutile, ainsi que la
détresse inguérissable de leurs fils orphelins ?
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