Soumission : Guignol’s Band


Inch’Allah ou Mektoub ? Michel ou Manuel ? Se soumettre ou se démettre (dirait Turenne) ? On se détend et on boit frais, au joli mois de mai agité… 


Rions un peu, tant qu’on le peut, à l’abri des balles et des drames médiatisés, au côté de François (son prénom, en ancien français, indique sa nationalité), universitaire atrabilaire, avatar thésard du héros houellebecquesque, spécialiste reconnu de Huysmans et auditeur connaisseur de Nick Drake.

Sis dans la France de 2022, ce court roman vite lu (vite écrit ?) nous narre avec un brio rigolard (et alerte) ses mésaventures sexuelles et professionnelles, sentimentales et existentielles.

Autour de lui, à Paris, le monde change, le temps d’une élection présidentielle remportée par Mohammed Ben Abbes, leader forcément charismatique et coranique de la Fraternité musulmane, flanqué de… François Bayrou en Premier ministre.

Domicilié à « Chinatown », le protagoniste décide, au vu des événements inquiétants (tensions communautaires de mouvements identitairesdisparition des oppositions traditionnelles, vol invalidant d’urnes de vote, alliance contradictoire et scrutin sous surveillance policière) de l’entre-deux-tours, d’émigrer vers le Sud-Ouest, le confit de canard lui paraissant à juste titre « peu compatible avec la guerre civile ».

En Dordogne déserte, il suit l’actualité à la TV, entrevoit un ou deux cadavres, écoute avec avidité les exégèses informées d’Alain Tanneur, membre mis à pied de la DGSI.

Depuis le petit village de Martel (oui, d’après Charles), une escapade à Rocamadour donne à (re)lire et entendre (récité par un acteur polonais) Péguy ; hélas, la foi ne se manifeste pas et le « principe de réalité » (administratif) incite à revenir dans la capitale.

Tandis que sa maîtresse, l’émouvante Myriam, s’exile à la suite de ses parents en Israël, sa mère honnie décède (suivi de son paternel abhorré) et le voici découvrant, sans le beurre de Brando au dernier tango, les joies du sexe rémunéré avec Nadia, Babeth, Rachida et Luisa (ces deux-là dans un passage à trois).

Remis d’une dyshidrose et réfléchissant sur le distributivisme à la mode islamique (dans les rues, les femmes et les filles adoptent une autre mode, moins dévêtue, entre les murs, exit la laïcité), François fait un saut à l’abbaye de Ligugé, toujours sur les traces de son cher Joris-Karl (on lui proposera la direction d’une édition complète dans la Pléiade).

Nouvel échec religieux et rencontre décisive avec Robert Rediger, le frais et sémillant président de la Sorbonne (III), dans son petit palais privé de la rue des Arènes, naguère propriété de l’égratigné Jean Paulhan (mais bel et bref éloge de l’impitoyable chef-d’œuvre de Pauline Réage), occupé en agréable et gastronome compagnie avec ses deux épouses, la mineure Aïcha et la cuisinière Malika.

S’ensuit une conférence-confession visant à (le) convaincre (de réintégrer la fac), brassant la non-existence de Dieu, la beauté de l’Univers, Nietzsche et le nihilisme, Newton et la chrétienté, l’Europe et la Première Guerre mondiale.

Les deux hommes se quittent chaleureusement au crépuscule, le premier remettant au second son opuscule à succès, 128 pages pour dix questions sur la religion de Mahomet.

Au risque du blasphème, le Prophète, pas si étonnamment (cf. le sens du terme islam) que cela, épouse O : le bonheur, subjectif et collectif, semble résider dans une soumission de chaque instant au Créateur, la poésie (par extension, la société) constituant une louange renouvelée à la beauté de Ses lois.

Quelques zones d’ombres subsistent (domination mondiale d’un monothéisme, inégale répartition des richesses, patriarcat de retour), certes, mais une illumination matérialiste (les « plaisirs simples refusés par la vie » à JKH) survient en Belgique, elle aussi gouvernée par des pratiquants de mosquée.

Préface bouclée, une cérémonie dédiée à l’intronisation d’un confrère, l’improbable Loiseleur, sorte de Tournesol expert en Leconte de Lisle, et un ultime dialogue pratique (avantages du mariage arrangé) avec le désormais ministre (des Affaires étrangères) Rediger, finissent de convaincre notre Candide moderne de participer à l’ambitieux projet de ressusciter l’Empire romain en terre méditerranéenne, accessoirement, de se convertir, à l’instar de Huysmans in fine charmé par le catholicisme.

L’ouvrage s’achève au conditionnel, par la projection-description du rite et du futur à venir (purification au hammam, formule prononcée phonétiquement, cocktail amical, sérail souriant, aimable/à aimer).


Parvenu au paradis de cette « deuxième vie », sans aucun regret (ni houri) pour l’ancienne, François s’abandonne à sa rêverie éveillée, nous abandonne au bout de 300 pages drolatiques et mélancoliques, avec le souvenir d’une révolution douce, d’une odyssée singulière et familière abreuvée à la politique-fiction, à la satire, au conte, au récit picaresque et d’initiation (même vécu durant la quarantaine).

Paru sans une once de polémique en Allemagne, cet opus jamais raciste, scandaleux, misogyne, francophobe (version US), moins encore islamophobe, suscita, on le sait, l’ire d’un certain Manuel Valls, critique littéraire risible vite rattrapé (et rendu temporairement muet) par un sinistre massacre imprévu (?), en répétition caricaturale d’attentats déroulés en direct et en état d’urgence.

Michel Houellebecq, que cela plaise ou pas, promène depuis vingt ans (Extension du domaine de la lutte, 1994) sur l’Hexagone son miroir stendhalien (fidèle, déformé, déformant, au lecteur adulte, éclairé, honnête, de juger).

Avec Emmanuel Carrère et Mo Hayder (deux noms au hasard, à retrouver ici, parmi les très rares auteurs d’aujourd’hui méritant leur lecture suivie), nous l’aimons pour ceci – « un livre qu’on aime, c’est avant tout un livre dont on aime l’auteur, qu’on a envie de retrouver, avec lequel on a envie de passer ses journées », en effet – et bien d’autres choses encore.

Ainsi, en guise d’énumération impressionniste, son essai réflexif sur Lovecraft, ses poèmes fragiles, son corpus romanesque, balzacien dans le dessein, anti-célinien dans le style (understatement à chaque phrase, ironie flegmatique et britannique à la Swift), au sommet duquel placer Les Particules élémentaires, Plateforme et La Possibilité d’une île (2000, 2001, 2005), et même sa correspondance avec Bernard-Henri Lévy ou son disque avec Bertrand Burgalat (Présence humaine en exigence textuelle), ses films, devant ou derrière la caméra, demeurant anecdotiques.

Parlons de politesse plutôt que d’audace (mais il fallut, naguère, sans conteste de l’inconscience et du courage à un Salman Rushdie), dans l’acte de regarder ses contemporains, de se moquer (de soi-même) de leur tragi-comédie humaine, de leurs travers universels, peu importe la couleur de peau, le genre, la langue ou le culte.

Dans le primé La Carte et le Territoire, Michel imaginait sa propre mort (violente) ; ce Soumission cartographie un avènement de velours, une eschatologie (occidentale) tranquille, comme au fil onirique (cauchemardesque, diront d’aucuns) des volutes d’un narguilé dégusté à l’Institut du monde arabe (bâtiment d’ailleurs détesté par le narrateur, contrairement à votre serviteur).

Shéhérazade, pour sauver sa vie, devait raconter la nuit mille et une histoires ; François, piégé par sa solitude nationale, électorale et historique, nous invite à le suivre dans un paysage en mutation, dans sa nécessaire tentative de Rester vivant, si possible à La Poursuite du bonheur.

Houellebecq ne le prénomme plus Michel (Ballard utilisa son patronyme pour Crash, belle manière de se mettre en danger, de fixer son autoportrait dans la glace fictionnelle) mais le moindre mot lui revient, de l’incipit enchaînant les propositions subordonnées séparées par un point-virgule, à la coda laconique et quasi janséniste (mystère de la grâce injuste).

Le rythme allègre du livre, son humour lucide, sa pornographie triste (pléonasme), ludique et ponctuellement poignante, son sens de la prospective et des probabilités, ses lignes de fuite fantasmatiques et symboliques, méritent attention et recommandation, loin des diatribes, des a priori et des avis de partis.

Parce qu’il écrit au présent, dans un futur déjà passé, prophétie rétroactive permise par la littérature, l’ami lexical parle à chacun de nous – à nous de savoir l’écouter, l’apprécier, le louer le temps d’un (insoumis) billet.    
                     

Commentaires

  1. Beau portrait brossé avec art et plein de caractère, si Gainsbarre avait été romancier peut-être qu'il aurait été le demi-frère de Michel Houellebecq...
    "Et la consommation perpétuelle n'est-elle pas la forme suprême du divertissement pascalien?
    Oublier que le temps passe et que la mort approche, en mangeant, en changeant d'objet? "
    Houellebecq économiste Bernard Maris
    http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2015/01/la-memoire-transcende-lavenir.html

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Billancourt mon amour, où ne pas apercevoir que du désespoir...
      Aux USA, litote pas sotte, euphémisme magnanime, on nomme les films interdits aux mineurs "adult entertainment"...
      Divertissement d’anéantissement, diversion vers le rien, si peu serein, je le crains...
      Bataille très fier de son étude économique, Part maudite selon lui supérieure à ses écrits priapiques...
      Sur la psychopathologie de la vie quotidienne, oui ou non freudienne, bien sûr en bagnole, relire Ballard, revoir Cronenberg :
      https://mcronenberg.wordpress.com/2017/10/18/obscenes-de-la-vie-conjugale/

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir