Les Évangiles écarlates : Les Élixirs du Diable


Un cube énigmatique, une fissure dans le mur, une odyssée dantesque, une espérance commune et un talentueux artiste polymorphe, à nouveau éloquent…


Qu’attendaient donc les lecteurs (critiques et fans anglophones) du dernier Clive Barker, pour le recevoir ainsi, avec une apparente tiédeur ? Un choc des titans, trente ans après, un affrontement ultime entre D’Amour et Pinhead, un feu d’artifice gore et SM ? Une relecture réellement infernale de Dante, Bosch (le peintre, pas l’inspecteur de Michael Connelly) ou Milton ? La résurrection, faustienne et littéraire, de leur propre jeunesse, quand ils découvrirent les prémices d’un univers à part, suscitant l’admiration royale et (un peu vite) prophétique de Stephen King ?

Plutôt que de s’interroger sur ces possibles attentes et cette probable déception, écrivons sur le livre définitif (entendre, largement dégraissé de ses 2 000 pages originales, réduit à 353 en traduction française), sur l’opus « tel quel » (dirait Nietzsche), qui se lit avec une étonnante rapidité, chaque chapitre limité à quatre ou cinq feuillets, parfois moins, l’auteur maintenant un rythme soutenu, frisant ce que l’on nomma, à l’époque du Da Vinci Code de Dan Brown, les « unités de lecture » enchaînées avec vivacité, aux dépens de développements, psychologiques ou autres.

Actioner, catégorisent-ils (péjorativement) outre-Atlantique, et fun, de surcroît, avec une patine pulp dont l’équivalent hexagonal (même signé Enid Blyton) pourrait être représenté par le Club des cinq ; Harry, Norma, Caz, Lana, Dale : le compte s’avère bon, ce groupe gay friendly à la poursuite du prêtre de l’Enfer – patronyme/statut préféré au surnom dépréciatif, accolé au Cénobite depuis les débuts filmiques de la franchise, mais le détective de l’occulte lui réserve quelques variantes encore pires dans ses insultes scatologiques – ravisseur de la voyante aveugle (Noire dans le noir éclairé par les colorées présences spectacles) et parti au royaume de Lucifer à la recherche de « la forme secrète de son âme ».

Génocide de magiciens (Ragowski revient inutilement à la vie, Theodore Felixson, le malheureux mal nommé, finira en animal de compagnie servile et débile, au visage asymétrique écartelé, littéralement coupé en deux), pillage de grimoires, tatouages protecteurs, voyage de La Nouvelle-Orléans (piège domestique évité) à New York (trauma de la perte d’un co-équipier), en passant par Pyratha, la capitale obscure, en faisant un crochet par Welcome, Arizona (drolatique épisode avec un prêcheur itinérant), prescience sudiste et proposition (à ne pas refuser) de boulot d’évangéliste (témoigner de la plasticité des atrocités, de l’hubris révolutionnaire, de la rencontre avec l’Adversaire, ou ce qu’il en reste, après son suicide sentimental), territoire damné à l’étrange beauté désolée, géométrique, peuplé d’âmes aux prises avec d’improbables métamorphoses (sous l’effet d’un brouillard bien peu carpenteresque), « cathédrale » sépulcrale et armure dérobée, aussi seyante que du latex, destruction générale du ciel pétrifié, de la terre stérile, à l’aide du Quo’oto, monstre marin anthropophage et glouton, séraphins spectateurs bouffons, retour en Amérique, sain et sauf, pourvu d’une éclairante cécité mais au prix de l’amie maternelle, incompréhensiblement violée par l’assassin obsessionnel de l’Inconsumé, puis relais compassionnel et nouvelle activité de voyant surnaturel, guide d’esprits en déroute (un garçon et sa tante, joli duo) : ce résumé en accéléré donne une idée du champ parcouru, des motifs effleurés, de la simplicité (biblique ou satanique) de l’intrigue.

Après le cinéphile Coldheart Canyon (2004), après le réflexif Jakabok : le Démon de Gutenberg (2010), diptyque adulte (car Barker écrit à destination des enfants itou) convoquant les figures de Dracula, Norma Desmond (Boulevard du crépuscule), le souvenir du Necronomicon et la raison d’être (œdipienne, salvatrice) de la « littérature d’horreur » en deux ouvrages agréables mais guère inoubliables, le précieux Clive, au Maître des illusions (en tant que réalisateur) loué ici même, revient à sa mythologie première, qui lui apporta gloire et reconnaissance, se met à réécrire, prolonger, voire brûler, un Livre de sang, à l’instar de King en pèlerinage à l’Overlook pour l’émouvant et apaisé Docteur Sleep, la suite tout sauf kubrickienne de son méta Shining (salut fantomatique final en point commun).

Le lecteur familier retrouvera la dimension volontiers mythique du récit, plus proche de l’allégorie que de la dramaturgie, pourtant riche en rebondissements et renversements ludiques, autant que le filigrane personnel (sans verser dans la psychobiographie, le face-à-face démoniaque et masculin semble transposer une douloureuse séparation amoureuse, dans le sillage amical de Cronenberg, ouvrant autrefois la voie autobiographico-organique avec la Nola Carveth divorcée, névrosée, sectaire, infanticide – n’en jetez plus ! supplient les féministes – de Chromosome 3).

Pareillement, au rayon des topoï et des idiosyncrasies barkeresques, ce roman épique et intimiste baigne dans un climat et une imagerie homoérotiques assumés, parfois aux limites de la caricature amusée (qui possédera in fine « la plus grosse », de l’ange déchu ou de l’adepte de la douleur, se demande un narquois Harry), assortis d’une trivialité pour ainsi dire rabelaisienne, à la fois à grande échelle, dans la description des anatomies mutantes, suppliciées, et dans le détail (diabolique, affirment les Chinois) incongru, farfelu, trouant la « véracité » diégétique (le Diable, marcheur revenu anonyme parmi les hommes, copule six fois – chiffre connoté, comme chacun sait, surtout en trinité, tandis que Pierre renia le Christ à trois reprises avant le chant du coq – dans un motel avec Alice, une automobiliste éprise, et décide d’opter pour les pizzas en guise d’unique régime alimentaire).

Constamment drôle et tendre (love story impromptue entre Caz, armoire à glace, tatoueur et tatoué, et Dale, prophète énamouré, rapporté), Les Évangiles écarlates se déploie dans une prose énergique, humoristique, poétique et raffinée, surchargée, reprocheront les paresseux, laquelle fait parfois penser à « l’effet de traduction » utilisé par Lautréamont pour exprimer la folle logorrhée, la démence incantatoire, la luxuriance lexicale des Chants de Maldoror, autre cartographie chthonienne (malgré une évidente absence de filiation pour Harry et ses amis, ou ses adversaires, l’ensemble telle une mosaïque d’orphelins incapables de se revendiquer « fils du requin »).


Dans une reformulation rédemptrice de la tradition romantique (plus ou moins ouvertement homosexuelle), Lucifer, « Étoile du Matin » inconsolable de son exil divin, rebelle bien-aimé, s’attire les faveurs du privé hétéro, se surprenant à souhaiter sa victoire sur l’homme à la tête d’épingles, croque-mitaine aux chaînes serpentines et à la mélancolie discrète, par-delà une grandiloquence innée (les joutes à coup de flux étincelants, rageurs, rappellent les sorts du Docteur Strange de la Marvel).

Norma Paine, quant à elle, le personnage le plus attachant du roman, retravaille la Dorothea Swann du Maître des illusions, Mère mémorable, cependant sans enfant, d’un long métrage en matrice apocryphe du reboot littéraire (la magie mortelle, au propre et au figuré, le puits enflammé remplacé par un « trou de ver », pratique artifice à la mode selon Roland Emmerich, Richard Kelly ou Christopher Nolan, par exemple, cf. Stargate, la porte des étoiles, Donnie Darko ou Interstellar).

Le plaisir d’écrire de Clive Barker, délicieusement contagieux, se sent constamment, son envie de suivre une ligne élémentaire, de s’éloigner des confrontations attendues, également (pour mémoire, Stoker et le King du Fléau expédient en une poignée de lignes ce rendez-vous obligé, facilement manichéen, lui préférant la traque et les batailles à distance, avec leurs pertes collatérales).

Selon la belle édition Bragelonne, Barker peint une superbe (orageuse, embrasée) illustration des gardes, recourt aux titres latins pour le prologue et l’épilogue, cite John Locke, Coleridge, Benjamin Franklin, Melville, Shakespeare (Henri V), Anatole France et Gide, dédicace la balade (et ballade) échevelée, maîtrisée, à un homme (« Mark, sans qui ce livre n’existerait pas »), n’hésite pas à s’aventurer (réminiscence de Hellraiser à l’écran) à la fermeture vers le mélodrame, terreau souterrain de l’horreur, au cinéma et en littérature.

« Compliqué, les sentiments – l’Enfer, ce n’était rien à côté » découvre un Harry relativiste, peut-être attaché à Lana « à l’insu de son plein gré », et aucun flamboyant tableau de ténèbres, aucune description maniaque et hyperbolique d’une torture surnaturelle ne sauraient, ne sauront, jamais égaler la terreur personnelle, la déréliction absolue et la souffrance inguérissable régnant sur une chambre d’hôpital, éprouvées dans le jour impitoyable de la conscience malade et mortelle (l’art prépare, apprivoise et transcende, remercions-le déjà pour cela).    

Harry D’Amour peut bien répéter tel un mantra « Personne ne meurt », Norma périt pourtant, puis survit, l’épopée légère, à cent à l’heure, à lire finalement en fable sur le deuil, en affirmation des puissances de l’écriture (par conséquent, de la lecture) pour conjurer l’absence, la disparition (le prêtre méphistophélique succombe, beau joueur, à un deus ex machina vraiment providentiel, au sens fort du terme, « une main invisible en train de faire le ménage »), en virée dans des abysses (le « genre » procède souvent à l’inverse, faisant se détraquer la réalité sous l’action d’un élément perturbateur hétérogène) à l’exotisme et au dépaysement horriblement enchanteurs.

Livre de foi et d’ardeur, de rire et d’espoir (les fantômes, preuve « bouleversante » d’un au-delà, d’une continuation du chemin humain), Les Évangiles écarlates fonctionne a contrario d’une « boîte de Lemarchand » (renvoyée ad patres par un shoot de Caz), sa configuration ne relevant pas des lamentations, n’ouvrant pas (seulement) sur l’Enfer : au bout de la route, une lumière immortelle éclaire la nuit urbaine et le cœur du héros, au patronyme so Frenchy et si explicite, à son image, à celle de Barker, à la nôtre, peu importe le nom qu’on lui donne, et paraphe in extremis du divertissement déliquescent, sexagénaire et juvénile, pervers et bon enfant, la populaire grandeur.    

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