Cinéma : Le Professeur


 « La voix (discutable, discutée) de son maître », comme l’affirmait un slogan d’autrefois, dans une collection À voix haute (malgré quelques baisses de régime épistémologique)…


Dans dix ans ou quasiment, Gilles Deleuze se suicidera, peut-être à cause des problèmes respiratoires qui l’accompagnèrent sa vie entière ; pour l’instant, dans la France banlieusarde et mitterrandienne, il parle longuement à des étudiants, depuis un « baraquement » (disent les auteurs du coffret, Claire Parnet et Richard Pinhas) traversé par la circulation (du périphérique parisien) extérieure, tandis qu’à l’intérieur (un sifflotement égaie parfois les fantomatiques couloirs universitaires) circulent ses idées, ses notions, ses concepts, sa philosophie du cinéma (« l’image-mouvement » et « l’image-temps », évidemment, « avec un petit trait, un tiret », mais pas seulement) et ses indignations souriantes (un scandale, que l’épuisement du tirage de Matière et mémoire du cher repère Bergson). Les disques font l’impasse sur sa lecture de la Critique du jugement de Kant, « un livre de vieil homme, que l’on n’attendait pas », en partie consacré au distinguo entre le beau et le sublime, mais les cinq heures trente en sa compagnie passent vite (et bien), au fil de cette voix à la Artaud, d’un monologue mental dévidé qui suscite, par l’intensité du discours, par la puissance d’évocation sonore du support, sa propre réalité incarnée, mélange d’un corps (de sexagénaire, pas « sans-organes ») et d’une pensée (cinéphile, celle d’un défenseur de L’Essayeuse adepte de « pornologie »).

Les éléments, doublement historiques (la protohistoire analytique du geste selon Muybridge, la cassure irréparable, figurative et méthodologique, de la Seconde Guerre mondiale, avec son « impuissance absolue » pavant la voie, royale et critique, à Rossellini, Fellini, Antonioni, cinéastes de l’action suspendue, insignifiante, au sens fort du terme, avec leurs personnages dérangés prisonniers éblouis de récits en dérangement), théoriques (voyance rimbaldienne de l’éternité retrouvée, de l’expérience audiovisuelle de « situations optiques et sonores pures »), voire poétiques (un mot en clin d’œil à Aristote, davantage qu’aux poèmes de l’adolescence ou de la publicité : le « cristal en décomposition » de Visconti, et Proust, miroitant de « nappes de passé ») se mêlent et se mélangent, « rhizomes » parfois scolaires (les principaux types d’images, de la perception vers l’affection) ou, de façon inattendue et salutaire, d’inspiration révolutionnaire (généralisation des « schémas sensori-moteurs » pour expliquer la torpeur totalitaire de la société, une réflexion mise en actes et en scène par le Carpenter loachien d’Invasion Los Angeles). Le voyage vaut par conséquent le détour, et surtout le retour dans le futur, à l’heure du numérique dépourvu de « l’équidistance des perforations » de la pellicule (ontologie du matériau, questionnements du temps présent).        


« Un cours de philosophie et non de cinéma… Vous m’emmerdez : chaque fois que je vous regarde, vous êtes hilare, ça me fait perdre le fil de mes idées… Vous voulez bien fermer ? Les portes ouvertes m’angoissent… La catastrophe, ce serait de penser qu’Ozu équivaut à Sartre… Je croyais que cela nous occuperait un semestre : fallait pas toucher au cinéma…  Si vous êtes fatigués, vous me le dites et j’arrête tout de suite… C’est sadique, les amphithéâtres… Tout ça pour dire : N’emportez pas les chaises !... La métaphore, c’est la honte de la littérature… Y a rien à comprendre, y a qu’à se laisser aller… La virtualité n’a pas d’actualité, mais elle a une réalité…»


Commentaires

  1. Acheté à sa sortie. Le premier CD, que j'avais écouté d'une traite, m'avait conquis (et puis j'aime Bergson, qui est son point de départ). Pour je ne sais plus quelle raison, je n'ai pas écouté le reste. Votre billet me donne envie de réparer cet oubli.
    Strum

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    1. Vraiment ravi de raviver votre envie, et merci du commentaire ; coffret emprunté pour ma part en bibliothèque municipale, tandis que j'en reste à Nietzsche, cette "vieille pétasse", comme ose l'appeler le facétieux François de Soumission...

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    2. Nietzsche, c'est très beau à lire, mais il ne faut pas toujours le prendre au pied de la lettre (je préfère voir en lui un poète qu'un maitre à penser).
      Strum

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    3. "Ni Dieu ni maître", surtout pas à penser, et le plaisir de lire dans la poésie, pas seulement la sienne, une pensée suprême.

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    4. Émilie qui deviendra réalisatrice, et son papa, le philosophe Gilles Deleuze
      1 bis rue de Bizerte, Paris, photo prise le 16 mars 1972,
      https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2009/06/la-petite-sirene-de-la-vie-little.html
      et son ami Félix Guattari évoqué ici :
      Faire Parler la Terre des Hommes en Dansant
      https://jacquelinewaechter.blogspot.com/2010/07/speak-to-your-heart-true-art-of-music.html

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