La Cité de l’indicible peur : Préhistoire, Platon, pénurie


Suaire ou chrysalide ? Sortir, s’en sortir, être hors de soi ; mourir immortel au cinéma… 


L’art apparut dans l’utérus-tombeau d’une grotte à Lascaux (euphonique et lapidaire, la langue anglaise dit womb/tomb, différencie d’une seule lettre deux réalités vertigineuses).

Voici une possible préfiguration de la salle de cinéma, car le musée, sédentaire, patrimonial, accueille davantage le jour, et gare à ne surtout pas confondre réalisation et peinture.

Pour que surgisse et s’épanouisse, d’un seul geste collectif, cette production rupestre, troglodyte, anonyme, qui fascina tant Bataille, il fallait la lumière fragile du feu, la toile dure, naturelle et accidentée de la roche, les « pigments » broyés et maniés sensuellement, avec une habileté, une sûreté saisissantes.

Production (définitivement humaine) et déjà reproduction, traduction du monde, immense et mystérieux, au-delà de la caverne.

Les animaux de créent pas, ils se contentent de souffrir, capacité récemment reconnue par le droit, et dans leurs yeux expressifs, les plus sentimentaux lisent l’équivalent de notre conscience de la mort.

Nécessité de ténèbres autarciques, pour recueillir l’éclat d’une œuvre doublement intérieure, image mentale déposée sur l’écrin d’un sarcophage-abri, parfois promis à un engloutissement sous-marin.

Exigence du silence, pour que résonnent les cris d’animaux et d’hommes stylisés.

Condition impérieuse d’une pétrification, de scènes et d’instants, pour leur animation magique à la lueur de la flamme, à l’éclaircissement de l’âme (voir, donner à voir, vraiment pour la première fois, l’univers extérieur, perçu à travers la subjectivité esthétique de l’espèce).

La fonction de cette pratique défunte demeure aujourd’hui incertaine et hypothétique, son sens exact perdu dans la nuit insaisissable des origines.

Il s’agit, cependant, d’un art fondamentalement lié à la mort, aux ombres, au retrait, un art de mémoire et d’artisanat, de technique et de métaphysique.

L’unissent au cinéma, art commercial, industriel, narratif et populaire (dessein, non destin), une généalogie poétique, imaginaire, une parenté spirituelle et intellectuelle.

La protohistoire du « cinématographe » (Lumière puis Bresson), anecdotique et nostalgique, renseigne sur le goût et l’esprit des siècles (dix-huitième, dix-neuvième), bien plus qu’elle ne retrace un parcours chronologique et sémantique.

Les procédés précédents, avec leur exotisme désignatif (le nom des appareils), leur inscription dans la tradition du spectacle (de foire, à vocation scientifique, à destination d’enfants), n’expliquent rien du cinéma, se limitent à souligner les principes certes premiers de l’animation (illusion perceptive due à la physiologie, à l’optique) et de la projection.

Cinéma d’animation – pléonasme de créneau lucratif, de résistances nationales – en identification essentielle d’une expression sans cesse au passé, ensemble de décès (naguère, dans la régularité successive de la perforation analogique, à présent, dans l’unicité du code binaire de l’information numérique) ressuscités le temps d’un divertissement (oublier la mort au cimetière, ou dans un son et lumière), profusion de natures mortes (idéales, dirait Rimbaud) ranimées sur les écrans multipliés.   

Cinéma de transsubstantiation (et de distanciation, jusque dans l’émotion), puisque la chair du monde, des corps, des êtres, le poids létal des objets, l’immanence éphémère des pensées, s’y voient transformés, selon une technologie et une idéologie profanes, en impures images sonores, spectrales, abstraites, y compris dans leur revendication réaliste (la pornographie, imaginaire avéré, libertaire et réactionnaire, démocratique et ploutocratique, basé sur l’instant de l’événement, la véracité itérative des refus du récit). 

Le mécanisme de l’imagerie animée, directement et mimétiquement prélevée sur la réalité reconstituée, contrôlée (du décor naturel, oxymoron souvent touristique, du studio loué, de la rue bouclée), ne pouvait que rencontrer, accompagner, préparer, celui des massacres séculaires d’hier – chaque train ciotaden (le film en machine méta) part pour le front ou les camps d’extermination.

La reconstitution des guerres (filmées, infilmables) vise à substituer à leur absence iconographique et discursive – silence des autorités, des rescapés, impossibilité à témoigner autrement qu’avec l’imperfection lacunaire de l’impressionnisme lexical, ignorance insouciante des héritiers, fonds de commerce conventionnel, bien-pensant – une mémoire partagée, une rhétorique volontiers héroïque ou pathétique, à permettre une expérience de la mort par procuration. 

Les films d’horreur (inanité pratique des genres, indivisibilité de l’art, septième ou autre), par un ancrage agressif et ludique dans cette finitude physique redoutée, inexorable et inacceptable, quotidiennement mise à l’écart grâce à l’artillerie conservatrice des sentiments (renaître au sein d’une famille, rajeunir au foyer d’un amour), à l’horizon consolateur des projets (projection du devenir dans l’espace temporel des possibles), au flot anxiogène et pourtant dérivatif de l’actualité (une scénarisation en soi), au baume du travail et au répit du rêve, rappellent l’omniprésence du danger, du champ (et du hors-champ) miné de l’existence, en essayant, magnifiquement, vainement, de renverser l’ordre spéculaire et spectaculaire des choses, d’inciser la rétine et le cœur du spectateur, afin qu’il visualise son trépas prochain et reconquière, de haute lutte matérialiste (le spirituel se situe dans le fantastique, avec la promesse indécise d’un au-delà), l’envie de vivre, survivre, vainqueur exténué, mais souriant, de la somme terrassante de ses peurs.     
    

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir