Feeling the Graze : Évocation d’une possession


Some outlaws lived by the side of the lake
The minister's daughter's in love with the snake
Who lives in a well by the side of the road
Wake up, girl ! We're almost home

Jim Morrison, Celebration of the Lizard

Kafka décrivit un combat ; voici un ressenti – ceci et rien de plus.


Une femme blanche, oh, sa peau si blanche (d’albâtre, diraient les littéraires de naguère), à la tête renversée, nous offre sa gorge (physiologie et euphémisme du dix-huitième siècle désignant la poitrine féminine) comme un long cou de cygne, surmonté de l’anguleux visage à la forme de marteau (les lèvres sensuelles révèlent Isabelle), certes pas celui de la philosophie appelée de ses vœux impies par Nietzsche.

Une ombre violette nimbe les mâchoires, collier estompé dessinant la base de la face, son sommet surmonté par des narines fines.

Sa chevelure bruisse d’un entrelac racinien de serpents bruns, répugnant et séduisant amas de courbes en mouvement, partouze élégante et labyrinthique de mille désirs tressés les uns aux autres, dont l’une descend, parvient à se libérer, jusqu’à son sein gauche, reproduisant le geste suicidaire de Cléopâtre (mords-moi mon mamelon, soupire la reine à sa vipère altière), tandis que l’ophidien duo lui sert de décolleté vivant, robe sifflante pour sa chair laiteuse et maladive en sautoir.

On ne voit pas ses yeux, seulement sa posture amputée, sa cambrure arquée, cette tension du buste (et du corps en dessous, deviné) pouvant exprimer aussi bien l’agonie de la victime volontaire, son « bonheur dans l’esclavage » (Jean Paulhan à propos d’O) de ses bras liés, que l’extase de la religieuse renversée dans sa transe, pénétrée de toutes parts, de partout, par les auxiliaires de son plaisir supraterrestre, à l’instar de Georgina Spelvin découvrant les joies serpentines de l’au-delà (sous la ceinture) sexuel.

Crie-t-elle ? Gémit-elle ? Appelle-t-elle au secours, noyée dans sa transsubstantiation océanique (moi très fort, mon amour) ?

Au spectateur-voyeur, croyant ou athée, célibataire ou marié, cinéphile ou mélomane, de se faire son petit film pour adultes (consentants).

Méduse médusée, l’inconnue se met à nu for your eyes only, ou quasi, puisqu’elle semble surgir de l’esprit d’un(e) enfant également privé(e) de regard, créature asexuée, décapitée, silencieuse dans l’ombre de son col rouge (pull-over judiciaire ?).  

L’innocence enfantine n’existe pas, pas plus que l’éternité, la vie après la mort, la grâce ou le pardon.

Le sens se dérobe à chaque fois, plus glissant qu’une anguille, il incite à faire l’épreuve des choses, des êtres et du monde, des œuvres humaines, à éviter de plaquer sur cet instant de présence absolue un faisceau de significations, une histoire ressassée, une rhétorique critique.

Pratiquons la dénotation et cédons volontiers la connotation (dehors, Rorschach et son foutu test).

Dans sa conscience, tant de monstruosités, tant d’ardeurs inusitées.

Dans son cerveau bouillonne une propension à s’ouvrir, à souffrir, femelle offerte à la marée masculine, ce mascaret de la puberté, ce grouillement figé d’élans naturels et culturels (le soir, dans l’intimité de son lit solipsiste, elle explore le champ ravissant des possibles de son anatomie nubile).

La créature de Carlo renvoyait à l’emprise charnelle et spirituelle d’un dédoublement, à un accouplement hideux avec sa propre identité scindée, la Belle et la Bête copulant dans une comédie noire à Berlin, ville blafarde, utérine (s’auto-accoucher dans le métro), matérialiste et communiste, territoire damné d’une quête religieuse et existentielle.

Ici, la belle dame sans merci, avec sa coiffure de morsures, s’épanouit dans l’imaginaire d’une gamine, en miroir du marié Henry perdu à Philly et rencontrant une jolie chanteuse défigurée dans un radiateur mental.

Femmes entre elles et loin de Michelangelo ? Pas tout à fait.

Un homme se tient à l’arrière-plan, plaqué sur le fond souffreteux, au jaune des flammes souterraines en rétribution de nos péchés.

Ses lourdes mains (une montre à son poignet gauche, pour minuter la durée itérative des châtiments incessants) s’appuient sur une sorte de pupitre, peut-être pour un prêche (adressé aux perverses revêches), un procès (kafkaïen), une allocution à la foule (à nous tous), un meeting électoral d’avocat du mal (mâle) floral.

Un troisième bras, le sien ou pas, enserre les seins de la suppliciée, vient se ficher dans son aisselle, presser sa peau de morte.

Costume noir et chemise livide, bague de dandy baudelairien au doigt, ce membre traverse l’image en son centre ou presque, rompt les diagonales et les cercles, dynamise une géométrie graphique et symbolique.

Du signifiant à foison, jamais de signifié avéré, affirmait à raison Michel Chion au sujet des masques orgiaques de Stanley Kubrick.

Le collage des éléments, l’assemblage des moments, le télescopage des références, provoquent un effet d’ensemble à lire à la façon d’une allégorie sur la captivité, choisie ou subie, sur le droit de propriété appliqué à la sexualité, sur l’enfer privé (Rollin remue) de la subjectivité individuelle (et générationnelle).

Ne craignons pas de nous répéter : cette analyse précise, cette lecture aimablement immature (ah, le sexe, cet opium épuisant, surfait, sentimental), ne valent qu’en tremplins, en parfums suscités par la sensibilité d’Audrey, sa cinéphilie et son talent graphique.

Au cœur de ses collages s’épanouissent les promesses d’un décollage, qui se moque assurément et royalement d’une quelconque sémiologie, même amie.

La poésie, verbale ou visuelle, toujours sonore (entendez-vous les sifflements des tiges souples et tendues ? Nous, oui), explication orphique de l’univers, pour paraphraser le cher Mallarmé, jamais ne s’abolit en un sens précis, univoque, invite avant tout à son expérience sensorielle, tel un corps amoureux donné dans une étreinte (d’où l’échec congénital de la pornographie, royaume pauvre à deux dimensions, surface faussement spéculaire réduite à deux plans, la profondeur de l’espace et des sentiments uniquement repérable par effraction).

Parler avec elle ou écrire sur sa production revient in fine, hélas, à exposer à satiété sa propre personnalité, chaque texte consacré à un film, un livre, un disque, à prendre au final en simple et (très peu) détourné autoportrait.

Parviendra-t-on un jour à s’extraire de sa chair pensante et bandante (ou humide) afin de vraiment découvrir autrui, de se découvrir devant lui (elle, de préférence, merci), histoire de percevoir l’extérieur – éprouver l’écorchure, implore le titre-caresse – dépourvu des filtres innombrables (éducation, civilisation, mémoire, croyance) qui obstruent plus qu’ils ne tamisent, qui emprisonnèrent Anna/Helen chez Andrzej, alors qu’elle tentait d’exister dans « l’heure de la sensation vraie » (Peter Handke) ?

Exercice profitable, Monsieur (Lang), Mademoiselle (Jeamart) et tant pis s’il aboutit à une défaite, un petit article/présent de convalescent (l’âme en rade) écrit au présent dominical ; d’autres accidents de voiture surviendront, ma chérie, d’autres occasions de s’épancher en complicité, en fidélité (je garde Sophie Marceau et te laisse sans regret Guillaume Canet), d’autres images de toi catalyseront ma prose.

Si cela te dit, prenons la pose et osons penser ce qui nous excède et nous identifie, en partie.
     
          

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