Moderato cantabile : Illusions perdues
Godard n’en ratait pas une et lui fit un clin d’œil en chair et en os
dans Une femme est une femme (loué sur ce blog) : chantons donc, immodérément, les louanges d’un météore d’amour
à mort…
Hasard du présentoir, deux euros et
deux heureux (votre serviteur-marcheur, le bouquiniste-photographe) ; sur
la couverture, Jeanne Moreau et Belmondo dans l’adaptation – pas vue, pas
vraiment pressé de la voir, au vu d’un extrait en ligne – par Peter Brook ;
avant de partir, une petite conversation sur l’auteur, sa fameuse face à
lunettes sur une revue défunte, la rareté, pour ne pas dire l’absence totale,
de ses films en DVD.
Signe(s) des temps, chantait feu Rogers Nelson, temps des signes du roman d’alors, étiqueté nouveau, pas même moderne,
comme si la nouveauté vouait à l’autodafé ce qui se faisait jusqu’à elle
(l’omniscience, la conscience, l’histoire, l’évasion, la séduction, pour aller
très vite).
Marguerite Duras et sa réputation « duraille »,
les moqueries de Desproges, sa phrase stupide sur la génitrice du « petit
Grégory » (ah, la recette du cocktail
par Poelvoorde dans le Cannibal Holocaust belge), L’Amant
languissant, à peine remémoré, en sus de la transposition touristique
et publicitaire commise par Annaud (Jane March coulée corps et âme l’on ne
sait où) – cela fait beaucoup et bien peu, cela ne fait rien, le livre
attendait sagement son enlèvement, ton ravissement (imaginée Lol V. Stein).
Constate sa brièveté, témoigne de son
bon état (l’achevé d’imprimer mentionne 1993 en toutes lettres).
Combien, oh combien d’ouvrages ainsi,
à rester fermés sur eux-mêmes dans une espérance d’ouverture, de rencontre
silencieuse et fatale ?
Tu devais l’acheter, ce court roman,
tu devais le lire en un couple d’heures, moins, avec son couple impossible
réuni par la fatalité du fait divers, ce cri déchirant la toile du réel, de la
diégèse dévolue à une leçon de piano sans Jane Campion ni Michael Haneke.
Un
enfant anonyme, récalcitrant, à tête d’or dépourvue de Claudel, interprète,
refuse d’exécuter correctement, une sonatine pas si diabolique, presque
guillerette, de Diabelli.
Chez Mademoiselle Giraud, le soir « éclaté »
le fait « frémir », et nous avec (sur quoi se décident parfois
l’achat, le déclic, de Manara ou pas).
Rituel de l’apprentissage, rituel du
breuvage, bu à deux après la sidération du crime passionnel, révélation
obscure, épiphanie que le récit janséniste va s’attacher à redéployer, à
creuser sans cesse, au gré des dialogues sans issue, des jours répétés (un
vendredi, veille de week-end,
promesse banale de temps libre, pas libéré).
Elle s’appelle Anne Desbaresdes (des
bas raides ? Se débarrasser de soi-même ?), il se nomme Chauvin (faux
cocardier, vin chaud, réchauffé par la main qui tremble).
Ils parlent pour ne rien dire, pour
dire le rien de la vie des morts, celui qui étrangla, en devint fou, s’allongea
familièrement auprès du cadavre à la bouche rouge, celle qui succomba,
alcoolique, souriant à son trépas.
Elle voulait, peut-être, mourir, il
la combla hors-champ, scène primitive absurde, au sens à jamais évanoui, que
les deux protagonistes vont ressasser à satiété pour (s’)inventer leur propre
histoire, en miroir (dans le dossier de presse en annexe, Dominique Aury,
avatar civil de Pauline Réage, évoque à raison Platon et sa caverne, un an
avant la déflagration irradiée, recherchée, mémorielle et sensuelle, de Hiroshima
mon amour).
La prose précise jusqu’au vertige de
Marguerite Duras, musicale, lapidaire, racée, d’une hypnotique économie, saisit
à la gorge avec la douceur du vent portuaire apporté par la mer immense, celle
découpée par la fenêtre du professeur acariâtre, celle qui borde la villa tout
au bout du boulevard, avec son parc embaumé par les magnolias (pas ceux de Paul
Thomas Anderson), tellement que la nuit, il faut fermer afin de dormir en paix,
à l’abri de la fleur entêtante.
Cette écriture si peu
cinématographique, chirurgicalement littéraire, patiente du cinéma et le
réclame à chaque page (la faim sexuelle dévore ces chastes).
Le souvenir des nuits antonioniennes
refait surface, ces mots épars dans le noir intime des êtres, langue précieuse
ou ridicule, selon les avis, en coups de sonde dans autrui, dans sa nuit spéculaire.
Jean-Paul ou Jean (Gabin) ? Il
la regarde tel Pépé le Moko Mireille Balin, la presse de (lui) parler, de se
hâter face au temps qui presse, à la ville qui chuchote, aux invités qui
s’impatientent.
L’avant-dernier chapitre, morceau (de
saumon, de canard) de bravoure vers lequel tend l’ensemble, décrit par le menu
un cérémonial social, de classe, une chorégraphie polie, vite scandalisée, achevée
dans le vomi.
Anne Desbaresdes (cette femme-là, si
proche, émouvante, désespérée, il faut pourtant l’appeler par son nom entier)
éructe sans bruit au pied du lit de son fils, petit roi endormi, se déleste de
la vinasse et de son existence dorée, asphyxiée, « entre les temps sacrés
de la respiration de son enfant ».
Le mari, ombre dans l’ombre de la
chambre, se tient à l’embrasure, dans le couloir où elle défilait, prisonnière
volontaire depuis dix ans, à errer dans un luxe de propriétaire tandis que les
ouvriers triment gaiement à l’arsenal, de retour au bar à heure fixe, eux
aussi.
Elle déambulait pour le regard de l’ancien
ouvrier désœuvré, de l’espion transparent et opaque assis aujourd’hui à la
table triviale, elle paradait en secret depuis cette ennuyeuse réception paternaliste,
nue sous sa robe, un magnolia entre ses seins, Delphine Seyrig fera de même
chez Resnais flanqué de Robbe-Grillet (L’Année dernière à Marienbad) ou
dans India
Song sur l’air addictif de Carlos d’Alessio (chanté par la Moreau).
L’offre et la demande, l’exemple et
l’excès, l’illusion et la peur : Anne Desbaresdes souffre assurément de
bovarysme, bien qu’elle ne lise pas, bien qu’elle s’épuise à rejoindre son
amant verbal.
Boucle bouclée de la musique, piano
ou radio ; vedette qui passe au large, envies d’ailleurs, d’une autre vie,
seule ou à deux, qui trépassent ; variations du t’aime unique dans
l’incapacité à le dire, à agir, à étrangler une gorge tendue.
Mains et lèvres posées l’une sur
l’autre, gisant à peine grisant, simulacre de passion et d’étreinte.
Demain, sans faillir, « ça
recommencera », tu peux en être sûr(e), autant que du coucher de soleil,
de l’appel sonore de la sirène, de la pièce de musique déversant sur le monde,
magnifiquement, sa beauté enfantine.
Moderato cantabile, modéré, enchanté (plutôt qu’en
chantant), fait entendre la sienne depuis l’éternité de 1958.
Le découvrir en 2016, à l’heure du
vide généralisé des discours oraux, écrits, audiovisuels, procure la sensation
de pénétrer dans une boucle spatio-temporelle, itérative et, osons le dire
ainsi, racinienne, une parenthèse empruntant à Brève Rencontre et à La
Princesse de Clèves, un univers abstrait, incarné, spectral, damné,
succinct, évocateur.
Tout le monde ne connaît la chance de
crever à l’instar de Tristan et
Yseut, Roméo et Juliette, Jacquie et Michel, la faute à
« l’incommunicabilité », à la lâcheté, au confort étouffant, à un death wish (gâchette souriante de Bronson) craché, virtuellement réalisé.
Le romantisme de la fin des années
50, période embourgeoisée dans le sillage du désastre de la guerre, de ses
compromissions, de ses omissions (elles reviendront avec le crâne rasé
d’Emmanuelle Riva), prépare le terrain à la gaieté factice et à la sexualité
ludique, candide, des années 60, guère troublées par les « événements
d’Algérie », avant la gueule de bois glacée des années 70, sous le signe
de la crise, du terrorisme, du libéralisme dit libertaire (règne éphémère du
X), du soupçon (Nathalie Sarraute et Richard Nixon).
Ce grand petit livre primé par
Barthes, Bataille, Louis-René des Forêts, contient tout ceci et davantage, il
nous fait également penser à Fanny et Marius, autres rêveurs d’un autre port,
la première promise à l’enfantement, au mariage plus ou moins gentiment
arrangé, le second, à l’exil aveuglé, au retour mélodramatique.
Si O, poignante mystique lubrique,
trouvait in fine la mort dans son tendre calvaire, Anne, oui, cette fois, je te
désigne de ton seul prénom, dans Calcutta désert ou pas, dans ma petite ville
provinciale de province à moi, survit et reste là, ou bien part avec son petit
homme dans un pays chaud promis, Chauvin laissé dans le café, invisible, elle
« ayant déjà quitté le champ où il se trouvait ».
On peut ainsi continuer comme avant
ou quasiment, ressusciter d’un amour mort-né, repartir chez soi et laisser à
d’autres, désormais, le soin d’accompagner l’élève rebelle à ses cours
abrutissants et ouverts sur l’immatériel.
Faut-il s’en féliciter, s’en
contenter, se satisfaire de se défaire, tant pis pour eux et pour nous,
amoureux insultants, étrangers (à eux-mêmes, ou se connaissant trop) dans un
pays jamais nommé ?
Célébrons, en tout cas, au présent,
avec nos moyens, la réussite mélancolique de Marguerite, étonnamment détentrice
ici, dans cette façon de voir, d’écrire, de faire ressentir, d’une part solaire
et nocturne, brève et intemporelle, d’immortalité, modérée, réenchantée.
Merci pour ce magnifique émouvant billet journal d'une lecture toute personnelle (Une fleur de pus pour illuminer, parfumer le Panthéon des billets du Miroir des Fantômes)
RépondreSupprimer"Or la musique nous permet de domestiquer le bruit, de l'apprivoiser : en sélectionnant soigneusement les sons produits par la voix ou les instruments, en les organisant d'une manière harmonieuse, en soudant le groupe autour de la pratique musicale (associée à la danse et à la fête depuis des temps immémoriaux), la musique prouve que la vie en société est possible. Reprenant les thèses de René Girard sur le bouc émissaire, Attali voit dans l’exécution d'une œuvre musicale (terme significatif) un meurtre symbolique commis collectivement, un sacrifice rituel destiné à souder un groupe social et à exprimer ses valeurs."
https://www.journaldepapageno.fr/index.php/post/2011/05/18/Bruits%2C-de-Jacques-Attali
Cette vision anglo-saxonne de la musique, Michel Berger, admiré par Attali, y sera fort sensible ( peut-être son éducation religieuse protestante), et rebelle en même temps à cette unique vision, d'où la complexité de son oeuvre musicale, un peu comme l'enfant qui ne veut rien entendre de ce que lui martèlent les grands, il s'adressait surtout à ceux qui ne voulaient pas le comprendre, pas l'entendre, son père Jean Hamburger en particulier...
Tu comprendras quand tu seras plus jeune - 1984, et la voix de France comme un haut parleur... https://www.youtube.com/watch?v=lHUv3UErnnQ
https://www.youtube.com/watch?v=JwACh3Xs-FY
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=lfkEyLgmeew
Une fleur de plus !!! pour illuminer, parfumer le Panthéon des billets du Miroir des Fantômes)
SupprimerExcusez si possible cette faute de frappe, c'est difficile de poster un commentaire tant il y a de surimpressions sur la page de commentaire enfin sur mon écran !
Piano Sonata in A-Flat Major Op. 110, Moderato cantabile molto espressivo
https://www.youtube.com/watch?v=kBd4vUXiRbU
Pas de problème avec ce surprenant "pus", puisque la belle charogne de Baudelaire...
SupprimerUn autre Richter, ma chère :
https://www.youtube.com/watch?v=hk_YNlrSD04