Un ange pour Satan : Le Temps du massacre


Exercice de Steele…


Rappelle-toi, Barbara : quelle connerie, ce cinéma !

Tu n’aimais pas le genre, qui te vaut désormais ta renommée, tu lui fis tes adieux ici, avec un « chant du cygne » (noir, of course) en forme de signature extrême, où tu séduis (ah, tes grands yeux à la Marie Laforêt, ah, ta bouche boudeuse et presque obscène, dans l’épaisseur de la lèvre inférieure) et détruis, où tu marques (à la cravache « l’idiot du village ») et t’amuses (beaucoup, cela se voit dans la courbe défiante de ton sourcil gauche).

On maudit toujours la main qui vous nourrit, et tu rêvais d’auteurs, pas d’horreur, et tu tournas aussi pour Fellini, Schlöndorff, Malle, mais je t’assure que cette œuvre mérite sa redécouverte, moi qui la dénichai au hasard (?) chez une enseigne spécialisée dans le déstockage (nous finissons tous « en solde », voire « au rebut », dans la vieillesse naufrageuse, dans l’oubli accompli).

Je n’écris pas pour des chapelles et je me contrefous des « cultes », je songeai même, crois-le ou pas, à cesser provisoirement d’écrire, accablé par la laideur au bras de la bêtise, trahi par la vanité, la routine, assoupi par le charmeur et dangereux silence ; mais comment résister à l’appel de la mer, comment arrêter de respirer (le mot, virus verbal selon Burroughs), comment ne plus célébrer la beauté ?

Alors, me revoici. Je te tutoie, pardonne-moi, il m’arrive de dire « vous » aux gens que j’aime, aux artistes, aux scientifiques, aux ouvriers, aux malades, aux occupants des marges, à certains de ceux-là, en tout cas, cependant je m’adresse à toi comme à une amie, presque une sœur cinéphile.

Je ne sais rien de toi – trop aguerri pour penser connaître quelqu’un à l’aide d’une biographie – et je saisis pourtant chacun de tes gestes, chacune de tes expressions (ton beau visage en paysage vivant, ardent, en masque de talent), dans cet autoportrait purement professionnel – autorise-moi donc ma respectueuse familiarité…

En exhumant « ton » film (certaines actrices méritent ce populaire titre de propriété, car leur personnalité impressionne la pellicule et s’immerge dans notre mémoire), reproduction de la fiction dans la réalité incertaine du spectateur, je pense à d’autres métrages, ne m’en veux pas, impute-le à mon âge, à ma passion, ne mets pas cela sur le compte du pédantisme, de la culture fière d’elle-même et salvatrice (on joua du violon à Auschwitz, tu ne l’ignores point).

Dreyer, bien sûr, dès l’ouverture, sur ce lac fantomatique, dans ce noir et blanc vampirique (bravo à Guiseppe Aquari), pour un voyage au pays des morts via une barque trafiquée à la Charon ; Bava, démoniaque ou pas, Caiano, à l’aise au tombeau, pour lesquels tu te dédoublais déjà ; Federico (infanticide verbalisé/réalisé dans la « douceur de vivre ») ou Comencini (Giuseppe Mangione écrivit le poignant parcours de son enfant incompris) ; surtout Zinnemann et Pasolini, l’opus du prodigue Camillo Mastrocinque en méconnu chaînon manquant, envoûtant, entre le train qui sifflait trois fois et le familial théorème bourgeois. 



En très douce et craintive Harriet, en Maddalena (Marie, putain puis sainte relevée par le Christ, ou la Madeleine proustienne et perverse de Hitchcock ?), en Belinda bis, tu n’apportes pas la paix au petit village superstitieux privé de soleil, plutôt le glaive pour fendre les armures identitaires, révéler les êtres à eux-mêmes, déchirer la chape d’hypocrisie des convenances, des classes, des rôles sociaux et sexués, impitoyablement, méthodiquement.   

Astre noir exilé d’Angleterre grimé en héritière hypnotisée, qui s’admire au miroir onaniste de la loi inflexible du désir, tu viens semer la discorde, le malheur, le désastre, poupée nymphomane, misandre et manipulatrice dont l’oncle roué (s’en méfier, nous démontrait Buñuel) tire les ficelles, son forfait avoué dès ses premières paroles (poésie d’un dialogue élégant : « Ton visage a un air automnal », « C’est beau de vivre ! C’est si beau ! »), avant de succomber sous la balle unique d’une seconde femme, « possédée » par son aïeule, surgie de derrière une bibliothèque pivotante issue du vaudeville ou du roman-feuilleton, divertissements en vogue autour de 1900.

Réincarnation ? Hystérie ! Legs du (mauvais) sang, de la génétique généalogique ? Bazar au carrefour d’Ovide (Pygmalion & Galatée) et Mérimée (écho de l’orteil sucé de la statue durant l’âge d’or madrilène de Luis et Salvador), tandis que l’ennemie intime de l’étrangère familière se pare de la beauté suprême, bouleversante, de Marina Berti, suicidée volontaire, du côté de Rome, pour Mervyn LeRoy.

Souviens-toi d’elle, Barbara, et du solide Anthony Steffen, et du colosse Mario Brega, et du douceâtre Vassili Karis, et du fourbe Claudio Gora ; souviens-toi du passé comme je me souviens de toi, tous les deux mirés dans l’eau morte et tonique du climax de ta filmographie transalpine ; souviens-toi de ta maturité balzacienne enfuie, que n’oublie pas la jeunesse de Ryan Gosling (Belladonna, cara).

Souriais-tu sur le set, songeais-tu, par je ne sais quelle prescience, à tes apparitions futures, frissonnante au Canada de Cronenberg (baiser lesbien et contaminateur, alors à peine esquissé dans une séduction-répulsion saphique avec la soubrette Ursula Davis), doctorale dans ta chasse aux piranhas en compagnie de Joe Dante, dévoreur de « séries B » bien connu ?

Tu n’appartenais à aucun, à aucune, tu ne t’appartenais plus dans ce portrait de femme(s) et d’une communauté placé sous le signe de l’éternel retour du même modifié, où résonne « en VO » la voix idoine de Gabriella Genta, magie noire et blanche du doublage, procédé sudiste (comprendre, apprécié en France et en Italie) volant une part de l’âme des acteurs à travers la disparition de leurs phonèmes.



Tout se réfléchit, dans la villa empruntée à Marienbad, l’année dernière ou auparavant, devenue « château » des sous-titres portés sur le conte de fées, lieu propice aux sortilèges du stratège commis à l’heure pile des crimes et des sorcières, dans la double revenante au foyer/d’entre les mortes, dans les histoires d’amour miroitées (tu te dis amoureuse des films d’amour), dans l’écrasement sous le marbre et la chute au sein d’un linceul liquide.

La restauration enfante la destruction : le « professeur des écoles », médisant malgré lui, trop tendre dans sa pitié paysanne, finira par se pendre, échec ironique de l’éducation supposée émancipatrice face à l’emprise délétère de l’environnement – la fable rejoue ainsi l’antique conflit nature/culture, s’abouche au fleuve noir et aveuglant des énergies primordiales avec une précision (légers travellings de recadrage) et une mesure (chaque plan conçu, voulu, exécuté) d’horloger macabre, d’explorateur sans peur, pas sans tendresse, de nos ténébreuses et radieuses intériorités.

Il atteint, n’en doute pas, diva écarlate, au tragique avec la mort de la gamine (prénommée… Barbara) piégée par l’incendie de son foyer, son père meurtrier s’adressant à son petit cadavre, fou (de douleur) à lier, damné de la terre davantage que le philosophe d’Alain Cuny, moment d’immense grandeur à l’intérieur d’un « petit » film qui parle mieux, jusqu’à frôler l’indicible (envie d’écrire afin d’honorer sa hauteur imprévue), que moult « pièces de musée » contemporaines, poussiéreuses à leur naissance bruyante, gargarisées sur la dérisoire « Toile » de Babel.

Les genres n’existent pas, Barbara, crois-moi, le cinéma demeure indivisible, noyau nucléaire à disposition d’une fission – sens la puissance de ton bras lacérant la face du voyeur imbécile et innocent, frère peu reluisant de tes adorateurs des salles des années 60 – et rétif à toute subdivision, péché mignon de la taxinomie critique, des maniaques (ceux de Fulci, avec toi au casting ?) du classement, qui poussent le vice à vouloir étiqueter le réel hors de l’écran, « une place pour chaque chose et chaque chose à sa place » dans le néant du découpage, au mépris puéril de la vie insécable, l’analyse, la fureur, l’apaisement, les faux-semblants et la vérité in fine emportés dans son courant flottant, de la durée d’un rêve inhumain.

Tel artefact se tient bien droit dans la matière muette, noble ou vulgaire, prisée ou décriée – à charge au sculpteur de savoir l’y déceler, l’apercevoir, la mettre au monde (et je fais cela depuis le début de ce blog, hanté par une autre morte), puiser dans ce magma sans conscience, sans merci, sans salut, une once de sens, de musique (écoute, écoute, Barbara, le thème lyrique du maestro Francesco De Masi), de dess(e)in pour vivre et mourir plus tard, loin de la rive des drames, en couple, de préférence (je décris l’ultime image).

Tu souriras en m’écoutant (langue universelle de la louange, art d’aimer à partager), tu ne reconnaîtras pas ton angélique blessante et blessée, jalouse et frigide, femme de son temps, de son sexe, de la péninsule, des mouvements revendicatifs à venir, mandragore romantique (le noir, pas le mièvre) prônant la parité dans la cruauté, la joie dans le mal, incarnation à ravir Emily Brontë relue par Bataille.



Peu importe, nous le savons, et libre au lecteur, à la lectrice, d’interpréter la parabole politique (non gothique, fi du fantastique) et individuelle selon son midi ou au clair de sa nuit ; vois, Barbara, nous ne possédons que notre propre voi(e)x, retrouvée un peu, passionnément, grâce à toi, réemployée en adieu au « je » spéculaire et différent de nous (de « nous »), dans une altérité assumée, objectivée, à l’instar de celle, duelle, de ton personnage, à la fois avatar, persona, composition, quasi caricature (tu t’affaisses sur un fauteuil à la fin, comme épuisée par l’effort ludique, mortel) et vrai bûcher.                                     

Oui, tu brûlas magnifiquement en 1966 (on aimerait te voir un jour scindée par le prometteur Michael Reeves, trop tôt passé de l’autre côté), et tu persistes à brûler, à signer, à saigner, en 2016, au temps du numérique, du terrorisme, du dérèglement climatique (sorcellerie de l’espèce), du SM lyophilisé, des « niches » de la cinéphilie, des migrations vers l’Europe (Miss Steele, représentante cosmopolite d’un art international), tu continues à rayonner, étoile noire pas encore morte (heureusement !), lady et model, « légende » et productrice, faisceau d’embrasement des imaginaires et des mythes pubères (pas seulement).

Nous vous aimons adulte, nous vous admirons dans vos trente ans incandescents, nous vous chérissons dans cette mémorable réflexion sur la vie au cœur de l’œuvre, la débordant, sculptée par elle, sur la véracité lovée dans les mensonges, mise en scène méta ouverte sur l’évidence et jeu de massacre pirandellien (clin d’œil de notre sous-titre à Lucio, certo).  

Vos fans, le plus tard possible, espérons-le, ne manqueront pas de fleurir en ligne votre sépulcre, vous qui détestez les foutus cercueils et les cimetières, qui vous ennuyâtes à la Rank, qui fîtes un tour chez AIP, qui revîntes vite des USA, qui vous destiniez à la peinture (le tableau poesque de Laura peint par Preminger, matrice figurative des récits mortifères et copie « transgenre » du doppelgänger pictural de Dorian Gray, verrouillé à l’abri, coloré dans la hideur des replis de sa personnalité, par le précieux Albert Lewin) ; nos mots écrits au présent se voudraient la célébration d’une femme vivante et attirante, possiblement supérieure à sa carrière probablement riche en trésors cachés.     

Nous abhorrons quant à nous les hommages, les « mises en bière », le cérémonial fétichiste de l’impuissante et stupide nostalgie (extase de tenir dans sa paume une mèche de votre chevelure baudelairienne, disons), et nous apprécions suffisamment l’horreur filmée – cf. ce « libellé » dans le « menu déroulant » à droite de la « page », en bonne foi de ce « mauvais » penchant –, d’hier et d’aujourd’hui, pour ne pas la confondre avec l’horreur vécue (chambre d’hôpital, chambre mortuaire, chambre désertée par Celle qui ne reviendra pas) – puisque ce distinguo vous va bien, nous emporterons, face à la mer immortelle, la réminiscence altière et complice, intense et stylée, de la so dear Barbara Steele.         
    


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