Casanegra : Les Nuits fauves


Aspirer, respirer, inspirer, expirer, dans la part d’ombre et vers la lumière…  


On aimerait vraiment aimer, car ce cinéma-là, du Maroc, qui existe et reste à construire, demeure ici méconnu, mal distribué, presque uniquement diffusé dans l’espace réservé, donc discutable, des festivals.

Il existe à Paris, paraît-il, des dizaines de boutiques dites asiatiques, en relais de discographies et de filmographies estampillées mineures, face à l’insatiable et installé ogre américain.

Si les imaginaires chinois, indien ou sud-coréen se montrent aujourd’hui assez accessibles, en raison de leur poids économique, de leur reconnaissance critique et de la curiosité mesurée du public occidental, l’homologue maghrébin peine à essaimer, la faute à des problèmes surtout structurels et promotionnels.

Le deuxième (trop) long métrage de Nour-Eddine Lakhmari, à sa sortie en 2008, connut le succès, suscita le débat, empocha plusieurs prix et convainquit moins ailleurs, par exemple dans l’Hexagone.

Reconnaissons-le d’emblée : il meurt très vite, tué par une suspension de crédibilité survenant durant une scène de violence conjugale, le comble, pour ainsi dire.

Le scénario, anémié, ressassé, accumule les redites et se perd dans un épilogue désinvolte et itératif, chemise rose incluse, au sein duquel le caractère inoffensif de l’entreprise se dévoile de manière pénible.

Film sous influence US, faux polar au carrefour de la chronique sociale, du portrait générationnel, de la comédie dramatique et de la romance, ce revers assumé, documentaire adouci d’après la réalité de la ville blanche, sa face noire exposée de façon sincère mais superficielle, se place sous le signe d’une césure entre la mémoire et la modernité, la candeur et le trafic (pas seulement de cigarettes), l’aspiration à partir et le surplace (des deux héros, de la fiction).

Le réalisateur, homme que ses propos sur DVD laissent deviner humble, enthousiaste et généreux, abuse de contre-plongées, de travellings latéraux et de courtes focales, comme beaucoup néantise l’impact des coups via l’usage d’une shaky cam (gardien corrigé par Karim).

Penser aux gangsters frimeurs et attablés de Scorsese, aux petits veaux provinciaux de Fellini, aux anges déchus de la banlieue romaine fréquentée par Pasolini ?

On songe plutôt, hélas, à Besson, voire à Beineix ou Jeunet, dans ce souci de la jugée belle image, au détriment de la chair et des émotions des personnages, le cynisme méprisable, le lyrisme maladroit et l’humour sinistre en moins.



La masturbation du beau-père esseulé créa quelque émoi là-bas, mais l’on tique davantage au tabassage décomplexé d’un travesti parvenu, raciste et vidéaste, finalement tout heureux de se faire défoncer la face, sourire compris.

Faut-il pour autant refuser cette virée, ne pas embarquer pour ce voyage familier, puisque l’on y retrouve, en arabe cru et dans un cadre urbain peu exotique, à l’exception d’un ou deux palmiers, les travers universels d’une certaine contemporanéité (pauvreté, délinquance, inégalités, désespérance, consumérisme, sentimentalité, instrumentalisation, dilettantisme) ?

Certains éclats rendent cependant la traversée (de la Méditerranée) in fine profitable, certains moments ou plans dessinent en filigrane une œuvre rêvée, adulte et puissante.

Notre cinéaste, à défaut d’apporter un sang neuf à une mythologie cinéphile issue de l’expressionnisme allemand – il se réclame d’ailleurs de Lang, et sa Casablanca à lui lorgne souvent vers la Metropolis de Fritz, par sa masse, sa hauteur, son absence de pitié envers les individus, tressées à une proximité culturelle et savoureuse de village sudiste –, dirige bien une distribution à l’unisson.

Anas El Baz, Omar Lotfi, les deux amis inséparables, opposés, complémentaires, Mohamed Benbrahim, le truand au survêtement vert, épris de son clebs et de sa perceuse, Driss Roukhe, le compagnon chauve et frappeur, Hassan Essakali (dédicace finale au comédien décédé), patron de poissonnerie porté sur l’exploitation ouvrière, Haitham Idriss, l’autiste à la tortue, méritent ainsi des louanges, parviennent à insuffler un peu de vie à des silhouettes limitées de (mauvaise, pas manichéenne) BD.

Du côté des dames, Raouia en barmaid et repos du racketteur, Fatima Harrandi et Touria El Hajjaji, mères courageuses, blessées ou exilées, ne déméritent pas, loin de là, mention spéciale à Ghita Tazi, aristocratique, francophone et lumineux objet du désir de Karim (du nôtre itou).

Sa danse séduisante et sensuelle en robe rouge rappelle celle de Maruschka Detmers devant la caméra de Ted Kotcheff, tandis que son baiser au « minet », dans la pénombre de son magasin d’antiquités (ils soulèvent ensemble la lourde allégorie d’une justice aveugle, d’un amour aveuglé), vibre de sa domination tendre de femme divorcée, avec un enfant et des amies, bourgeoise indépendante rencontrant charnellement le trafiquant de quartier, au cours d’une nuit d’étreintes pudiques.

Regrettons sa preste disparition diégétique et consacrons une ou deux lignes à ce qui nous semble être le cœur battant du film, la cause principale de la colère rageuse et brusque du comparse d’Adil, courant noir et furieux tapi sous sa belle gueule d’ersatz de Bogart (il fume et déambule, encore et encore).


Son père muet, invalide, incapable de se rendre aux toilettes, de faire sa toilette, tout seul, qui trima trente ans dans l’entreprise du négrier pendu au téléphone, grand seigneur croyant faire une faveur en embauchant son fils chômeur, procure les moments les plus poignants du film, ceux où il quitte enfin les rivages convenus de « l’emballage », histoire d’user d’un mot français du dialogue, la précision apprêtée du story-board et le luxe creux du Scope, afin de saisir une relation père-fils dans son amour mêlé de rancœur, dans son dévouement lié à la contestation.

« Comment as-tu pu passer autant de temps là-dedans ? » demande en substance le jeune homme au vieillard, le premier, cigarette au bec, le second, silencieux, ses pauvres mains de travailleur pauvre et d’employé « exemplaire » agitées de soubresauts incontrôlables, à force de nettoyer du poisson debout, toute la journée, bouche scellée.

Autour d’eux, la douce nuit marocaine cerne leur banc, îlot sans réponse au milieu d’un fossé d’existences et d’un constat de maltraitances (professionnelles) évidemment transposables ailleurs.

La tendresse impuissante, insuffisante, des fils envers leurs mères, manifestée lors d’un départ rapide dans une gare, une liasse de billets donnée sous la table, vite cachée sous la tunique, une larme coulant plus tard dans l’autocar, sous le voile et dans le retour au bled hostile, représente le verso de cette communication impossible, pourtant vitale.

On retiendra pareillement le générique prometteur et programmatique, natures mortes nocturnes de la métropole assorties d’un saxophone élégant et plaintif, sans « réplicants » ni moutons électriques (mal) adaptés de Dick, d’un berger allemand le museau enfoui dans les poubelles, espace architectural et théâtral pour la tragi-comédie à venir, et les vues en hauteur, depuis un toit squatté, prises dans l’aube glacée, polluée, ou la grande artère remontée en scooter, les deux hommes ivres de leur amitié, de leur complicité, de leur liberté provisoire et problématique (le prologue les montre talonnés par la police, en arrêts sur image lapidairement identitaires).

Cela, sans doute, ne saurait suffire, et l’opus ne parvient pas à épouser le bel élan du mélodrame, sa jeunesse embourbée dans le paraître (le costard fait le loubard), alourdie par ses velléités, ses rêves utopiques et nordiques (la Norvège après la Suède, une carte postale en chassant une autre, entre les mains « enflammées » d’Adil).

La tentative, forcément échouée, d’injecter un tranquillisant à un cheval favori, aussitôt enfui – arnaque à la course hippique en écho à la razzia ultime et hustonienne de Kubrick, bien sûr – paraphe le ratage du film lui-même et l’espoir, qui sait, de voir un jour son auteur illustrer une autre fois, avec plus de brio et de nerf (un plan en grue, poursuivi au steadicam, affiche une virtuosité un peu vaine, dans le sillage du prêteur impitoyable), le destin d’êtres humains aux prises avec l’emprise d’un environnement, radieux dans le plaisir d’exister, d’aimer, de se projeter au-delà, de « Casa » ou d’ailleurs.


Dans son autofiction poétique et narcissique, pansexuelle et duelle, triviale et létale, Cyril Collard emportait le spectateur (et une classe d’âge) à sa suite, partant du désert oriental, illuminé par Maria Schneider, pour y retourner en majesté, nudité, dans la contemplation d’un horizon immanent et d’un mystère imminent.

Souhaitons par conséquent à ce cinéma-là, avec ses particularités, ses difficultés, ses possibilités, de grandir et de rayonner à la mesure d’une culture, d’une pensée, d’une foi (caricature malhabile d’un « barbu ») et d’une harmonie, celles, disons, en toute laïcité, royale ou pas, de la mosaïque d’une mosquée, des arabesques ornementales d’un maison commune, assemblage dédié à la beauté, à la divinité, réponse apaisée, féconde, mathématique et rythmique, aux hommes du présent, ardents, désespérants, attendrissants, perdants et grands enfants violents.

Oui, Casablanca, cité contrastée naguère fantasmée par Curtiz en territoire historique, cosmopolite et méta (avec ses avatars nostalgiques et pénitentiaires, à Alger ou Tanger, explorés par Duvivier ou Cronenberg), au travers d’un parcours à faire blêmir les agences de tourisme, vaut bien ce vœu esthétique, politique, hypothétique, alors réalisé dans l’avènement d’histoires subjectives et documentées, enracinées dans leur ouverture fraternelle au vaste monde, des deux côtés de l’écran, des deux bords de la mer médiane et originelle.         
      

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