Le Dernier des hommes : Le Diable s’habille en Prada


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Friedrich Wilhelm Murnau. 


Un chef-d’œuvre supplémentaire du wunderbar Murnau, encore/déjà flanqué de Meyer au scénario, Freund à la photo, sa morale ainsi possiblement résumée : l’habit fait bel et bien le moine, en tout cas le portier (de nuit, de jour), tandis que la vie ne tient qu’à un fil, de bouton vite raccommodé, après bamboche des noces, par la tante du marié.

Lotte Eisner, émérite exégète du maître, souligne la nature en effet nationale du culte sacerdotal, mais la mystique de l’habit vaut ici et ailleurs, par exemple dans la Russie de Gogol, avec son petit fonctionnaire (pléonasme) revenu d’entre les morts récupérer sa capote volée durement gagnée, alors qu’en France, pays régicide, comme chacun sait (nudité du roi, avec ou sans divertissement), l’honneur de l’uniforme succomba aux horreurs de la Grande Guerre, notamment dans l’infamie du Chemin des Dames, aux mutineries inspirant le mutin Kubrick au prix d’une censure étatique (bis repetita, ergo).

« Le style est l’homme même » osait Buffon, et le protagoniste, dans sa livrée de valet, plastronne à la grande porte du grand hôtel, disons berlinois, sur la proue du pavé, à bord d’un paquebot de pierre et de verre baptisé Atlantic.

Hercule à matricule et galons de planton, il soulève une lourde caisse de voyage, la diligence de Ford chipée à Maupassant transformée en automobile ; fier de son droit et de sa panoplie d’asservi, il fanfaronne gentiment auprès des clients, des habitants de sa cité ouvrière regagnée le soir venu, cérémonial vespéral où il parade aimablement avec des allures de golem parmi les siens, qui l’acclament et le célèbrent.

Hélas, le spectacle ne dure qu’un temps, le tissu shakespearien des rêves finit par s’effilocher, et l’âge impitoyable par le rattraper au tournant de l’entrée pivotante.

Nouveau tour de manège et déclassement déguisé en promotion : désormais, sur recommandation empressée du directeur, il servira aux toilettes du sous-sol, enfer laïque et public aux lavabos virginaux, à la fenêtre de prison laissant filtrer quelques rayons en surplomb, dans une veste blanche sans apprêt, sans personnalité, à la virginité d’hôpital.

Puni pour son péché (véniel) de vanité par un capitalisme ingénu – remplacement du rouage après usage, rien de personnel, rassurez-vous –, le vieil homme devient un fantôme furtif, l’ombre muette de lui-même dans la clarté chthonienne des urinoirs et des trônes nauséabonds, royaume excrémentiel tabou (pas de couple polynésien à l’horizon) et fosse d’aisances dissimulée, dans laquelle la bonne société vient se délester de ses richesses, se soulager de ses nourritures terrestres, communier avec l’exploité dans un même destin d’intestins.

Oublions le chant international et déféquons ensemble, mon bon ami, avant que cet anarchiste tendre de Ferreri ne nous fasse remonter à la face, dans sa villa bourgeoise et sadienne, le flot sombre et odorant de nos errements, payés sur le dos de la force de travail spoliée même aux cabinets (de beaux messieurs fument le cigare, oublient un pourboire, s’essuient dans des serviettes aussi douces et blanches que leurs mains respectables).



Murnau, grand architecte de l’espace et du film, saisit ces latrines dans leur perspective écrasante, le petit homme relégué tout au bout de l’horizon muré, comme d’autres immobiles devant un peloton d’exécution.

Jack Torrance fréquentait de tels lieux, repeints en rouge sang par Stanley sous influence antonionienne (Monica et son usine névrotique, sous le signe rouge de sa folie), et la chute, camusienne ou non, s’accomplit ici aussi.

Un jour au zénith, le lendemain au nadir, nous avertit le carton inaugural – l’œuvre se passe admirablement, significativement, de toute parole, même écrite, à l’exception du courrier fatal et de l’article de journal, source d’hilarité de la foule endimanchée, attablée, lors du retournement final, le ventre affamé s’empiffrant de caviar et de victuailles hors de prix avec son ami –, la roue de la Fortune tourne à plein régime dans l’économie de marché, dans le courant de l’argent et du tourisme si sexy, véhicule irrésistible et de son temps de la Lilith allant tourmenter, séparer, les amants campagnards baignés par l’aurore de leur amour.

Notre réalisateur observe le processus sans une once d’angélisme, dévoile les vilénies de chacun dans une transparence existentielle, une lucidité politique doublée/objectivée par le surcadrage démultiplié de battants ajourés, de miroirs infernaux, de fenêtres sur cour d’immeubles pauvres.

Architecture de classe et du désastre individuel : trois ans avant Lang concevant sa Metropolis pacifiée in fine en utopie nazie, en épousailles improbables des patrons et des travailleurs, la main et l’esprit réunis par le cœur, parabole puérile de sa compagne d’alors, en forme de concorde inoffensive qui égaya le bon Goebbels, Murnau oppose les espaces et parvient à les courber, le building de la grande ville plongeant vers le serviteur dégradé, paniqué, à la façon d’un oiseau de proie, dans la nuit infinie de sa déréliction, de sa mystification (il dérobe l’uniforme pour s’en vêtir devant les siens) ; Nolan, perdu dans ses rêves chers à la Escher, retiendra la leçon de gravitation onirique.

Plus dure la chute, plus souple et véloce la caméra, alien optique et ludique (plaisir passionné de filmer) dans le vaisseau/ventre malade et miséreux de la République de Weimar, accouchant bientôt d’une bête immonde brechtienne reprenant maintenant du poil de la bête, en raison de l’afflux allemand de migrants.

On décèle bien sûr des présages de Chaplin (tragi-comédie) et de Fellini (trompette comprise) dans ce faux huis clos sous le sceau de l’imposture et de « l’aliénation sociale », disaient les critiques seventies, avec leur vocabulaire daté, radoté, leur marxisme de classe de terminale.



Finalement, comme chez Kafka, tout le monde finira par se foutre de la (grande) gueule du portier déclassé, les pauvres et les riches, les costards et les trimards, le sort collectif de cet individu singulier en rime impossible avec la croyante et colérique Carrie White.

Jannings, acteur magistral apprécié des chemises brunes, personnage courbé par sa nouvelle attribution, littéralement cassé en deux par sa relégation, compose un archétype symptomatique d’une époque, un fantoche charnel et inoubliable, dans cette tragédie d’un homme ridicule assez peu bertoluccienne, au tournage suivi par un certain Hitchcock, au statut contemporain de classique séminal dû à sa technique originale (notez son succès ironique et logique à Hollywood).

La coda passe un peu moins bien, même auprès des fans : grâce au décès bienfaisant d’un bienfaiteur invisible, deus ex machina et happy end (dicté ou pas par la UFA) clairement identifiés comme tels par quelques mots sur l’injustice du réel (mais dans la dite vraie vie, des gamins indiens peuvent devenir millionnaires via un jeu télévisé, s’extraire de leur bidonville, on en fait des articles et un film), l’ogre affamé retrouve son luxe d’antan, mieux, il termine en landau hippomobile, nouveau-né de la ploutocratie triomphante, ses valeurs et ses bonheurs parfaitement assimilés, intériorisés, nouveau rôle confortable dans le carrousel des positions, des actions, des substitutions.

Ce qui le rédime, sauve son âme, perdue dans les profondeurs du silence, de la stupeur ?

Son amitié pour le veilleur de nuit, fidèle soutien de l’ancien pauvre, conclusion presque aussi sentimentale que chez Fritz mais davantage homoérotique, se délectent les psychobiographes.

Histoire de faire bonne mesure et de verser dans le triolisme prolétarien, le cinéaste convie dans l’attelage un mendiant reconnaissant, ne cherchant pas à réconforter, à consoler le spectateur, se contentant de placer son héros, à deux doigts de se réinventer en parvenu guère plus fréquentable que ses anciens maîtres, à un échelon plus appréciable, façon sympathique de se moquer du désespoir, matériau absent de sa filmographie, et réponse égayée, bigger than life, à tous ceux qui répètent à longueur de mouvements sociaux que l’argent ne fait pas le bonheur, mesquinerie de nanti visant à endormir les consciences, cinéphiles ou non.

Dans cette fable sur la valeur d’un homme, sur le prix attribué à sa sueur, à son labeur, à sa longue présence, silhouette familière sur le quai sans cesse agité de la rue, de l’artère bouillonnante de la modernité, qui ne part pas, qui passe par la soute ou la cale, Murnau cartographie un territoire et une subjectivité, les deux dimensions indissociables devant son objectif sorcier, qui entreprend et réussit tout, dont la maestria provoque chez nous les mêmes effets que l’alcool de la noce sur le portier sonné – ivresse d’un cinéma clairvoyant, révolutionnaire dans sa forme sereine et irrécupérable par aucun parti dans son discours adulte, d’une maîtrise suprême dans sa penture intense tracée au clair-obscur du mélodrame, du conte humide (pleurs et pluie, effusions et boissons), de l’intériorité riante et déchirée de nos âmes.



L’oncle mélancolique caressant la robe de mariée immaculée de sa nièce cuisinière (ce que l’on ignore à ce moment, flottement générationnel et sexuel en écho à Raimu trop épris de sa juvénile femme de boulanger, à la fuite légitime), le vieux colosse à la moustache de père Noël, le paria affolé dans la métropole damnée, bergmanienne et banale, empreinte d’un réalisme fantastique abouché au caractère monstrueux de la vie et de la décennie, l’épave poignante mangeant sa soupe sous le soupirail, l’histrion se donnant en spectacle rituel, traversant les voûtes à défaut du pont spectral d’un vampire exsangue de droits d’auteur, le géant hilare et son partenaire de mésaventure, relecture de célèbres couples littéraires ou comiques gay friendly (Don Quichotte et Sancho Panza, Laurel & Hardy) : autant de masques sociaux, de parures d’acteur, d’incarnations mouvantes, émouvantes, d’un opus en constante métamorphose et mouvement, mû par des forces telluriques, esthétiques et poétiques réduisant à néant les tentatives nécrophiles du noir et blanc contemporain.

Le secret envolé, enterré, de la beauté, de la rapidité, de la sensibilité, de l’élan qui agite l’appareil de prise de vues, les hommes derrière, pas toujours généreux entre eux, irrigue et illumine chaque plan de ce premier des films, qui nous ravit et nous emporte avec une énergie inversée par rapport à la stase et au ressentiment de l’Allemagne sur le point de sombrer, d’entraîner l’Europe, le reste du monde, sinon l’humanité, avec elle.

En 1930, Elsie disparaîtra, Peter Lorre sifflotera, une pègre gestapiste ira plus vite que la police dite scientifique dans sa traque d’un assassin à la gestuelle mémorielle.

Pas de fin heureuse, hélas, mais un itinéraire meurtrier anticipant la trajectoire terrifiante, l’irrésistible ascension d’un fou promu en gardien de l’asile (goudron et plumes prophétiques de Poe, Caligari, écrit par Meyer, en somnambulique et létale embuscade).   

Tout le contraire dans cette merveille vivante et grisante, scandée par les morceaux guillerets ou pathétiques de Giuseppe Becce, abritée par les décors de Robert Herlth (bâtisseur du paradis piégé où rampe Tartuffe) et Walter Röhrig, achevée par un rire, le dernier, lui donnant son titre américain : puisque la Gloria de Cassavetes surgissait au ralenti d’entre les tombes (idéaux des années soixante finissantes, terrassés par les crises de la décade 70), peu avant la série B advenue dans la réalité (élection de Reagan, piètre silhouette de drive-in et matador amateur de Lucas, Stallone et Eastwood), le portier agite sa mimine enrichie mais pas amnésique, emporté vers un futur éphémère et sincère. 

Friedrich Wilhelm Plumpe, lui-même rhabillé en Murnau d’après un toponyme, aime trop son anti-héros pour le sacrifier sur l’autel du capital et de la vraisemblance, qui n’intéresse au fond que les petits comptables de la fiction, exigeant aux récits de rendre des comptes à leur myopie.



Il lui accorde une résurrection royale, avec salut final et station horizontale, quand le tout premier plan, porteur du film entier, épousait la verticalité de la descente en POV d’une cabine d’ascenseur, métaphore mécanique et diégétique.

La puissance de cette œuvre maîtresse, redisons-le, réside dans sa simplicité, son élégance, sa confiante audace et son empathie foncière, exempte d’apitoiement, pour un pauvre diable en double fraternel, dans la comédie sinistre du paraître, dans la précarité dérisoire des assignations, de milliers d’anonymes qui, aujourd’hui, ne gagneront ni à la loterie, ni ne feront un héritage providentiel.

Camarade, cinéphile ou pas, homme sans qualités alourdi de liberté insoupçonnée, vassal volontaire au bal des usuriers, voici la preuve que le cinéma, art populaire et bourgeois, alchimique et mercantile, essentiel et futile, n’attendit pas la bonne conscience d’un Vincent Lindon, ex de princesse et frère de riche jouant le/au pauvre plébiscité, pour regarder en face une situation intolérable et risible, maintenue en l’état avant tout à cause de toi, qui ne bouges pas, qui te tais, qui vote à tort et à travers.

Lève-toi et marche, au lieu de raser les murs tel Emil, déchire ta tunique de victime et renverse les doux tyrans du gouvernement, du divertissement, du désenchantement – au risque de ne pas valoir mieux qu’eux, au danger de tomber encore plus bas.

Après tout, la vie ne sert pas uniquement à voir des films, à les aimer, à les louer par écrit, non ?

Tes lendemains ne chanteront peut-être pas, et tu tireras, qui sait, la gueule à ton reflet douché dans ses ardeurs égalitaires par l’eau glacée (du « calcul égoïste ») du réel imprévisible, de ton identité insaisissable.

Mais, au moins pour une fois, cela t’appartiendra, à l’instar du rocher de Sisyphe, et tu n’appartiendras plus à ce monde ancien, qui te fatigue autant qu’Apollinaire en incipt de sa zone à lui.

Allons, puisque « les premiers seront les derniers », paraît-il, et inversement, ne tiens plus la porte, laisse-la se refermer, ou d’autres, plus rageurs que toi-même, la fracasser.

Il était une fois ta révolution commence ici et maintenant, dans le noir et blanc de ta vie usurpée, dans la conscience de tes chances – le cinéma, également un art de combat(s).  

En annexe, signée du discutable Alain Badiou, l’interprétation intéressante d’un « cinéma de la lumière », « auroral, qui transforme le déjà-vu en jamais-vu », « où toute chose n'est donnée qu'autant qu'elle est la visible venue de son immatérialité » dans « le calme essentiel, presque intemporel, du visible en son entier » :      



   

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