La Terre vue du ciel : Notes sur les drones
Ivresse sereine des sommets…
Surveiller et punir, façon Foucault ?
Survoler pour chérir, plutôt.
Si la vidéo-surveillance urbaine nous
réduit tous à des Joseph K. somnambules, épiés, épinglés sans pitié par
l’objectif cyclopéen, ne connaissant la liberté du regard qu’à travers des
angles morts et du hors-champ, le drone nous accorde la métamorphose non
douloureuse en Icare, enfin délestés de la pesanteur polymorphe, grâce à un
engin téléguidé à la portée d’un gamin un peu expérimenté, presque un joujou
baudelairien nanti d’une saveur de haute technologie.
Dans les supermarchés de la sinistre
société des loisirs, les cartons garnissent les rayons, friandises pour
adultes, amateurs ou mateurs.
Avec cet objet léger, on peut
désormais se passer de télescope et de jumelles, glisser en douceur jusqu’à la
fenêtre de la chambre d’une jeune fille en fleur et en sous-vêtements, jusqu’au
toit du bâtiment officiel ou industriel, jusqu’aux zones de conflit où les
fourmis armées s’exterminent avec une inlassable énergie, pour un bout de
terre, un verset de religion, un éclat de diamant ou une ethnie impie.
Naguère avion-espion loué pour sa
furtivité, a priori indétectable sur les radars, à peine signalé dans l’air par
le bourdonnement qui lui donne son nom, l’invention militaire occupe maintenant
le domaine civil et cumule les usages divers, du ludique au clinique, du
sportif à l’artistique.
Terrain de football, plateau de
cinéma, théâtre des opérations, scènes d’intervention des secours : le
drone devient un compagnon d’effort et de confort, capable de visualiser à
distance et d’assez près l’ampleur des dégâts, la dimension du désastre, la
taille des réjouissances et la hauteur des hourras.
Sa généalogie démocratique et
totalisante, sinon totalitaire, rappelle bien sûr celle d’Internet, autre
maillage pandémique, numérique et physique de l’espace, à base de câbles
sous-marins, d’ondes et de relais, d’une norme informatique permettant la
communication mondialisée.
Langage binaire, code aujourd’hui
appris à l’école, traduction du réel en suite de chiffres et sa modélisation en
deux ou trois dimensions : bienvenue dans le monde comme volonté et
représentation assez peu schopenhaueriennes, quoique.
L’œil froid de la caméra, embarquée
non plus à bord d’un véhicule de police, de journaliste, greffée négligemment
sur l’épaule d’un gardien de l’ordre légaliste et consumériste, mais dans son
petit aéronef de fortune ne coûtant plus une fortune, OVNI du dimanche substitué
au ballon rond dans la transmission virile père-fils, scrute ce qui nous
surplombe, se déplace à notre place, grimpe à la verticale le long d’un mur
comme Dracula autrefois, comme l’Arriflex sans complexes de Dario Argento dans
la nuit romaine humide et enténébrée.
La grue, la Louma, la dolly, le
steadicam, prodiguaient une majesté, une rapidité, un flottement encore porteurs
du sceau humain, variations autour de la grande échelle des pompiers, du
wagonnet de chemin de fer, du harnais de parachute ou du gilet pare-balles.
On percevait naturellement dans la
technique l’empreinte humaine, de la même manière que le capot soulevé d’une
voiture de luxe ou de sport, particulièrement allemande ou italienne, sert de
carte mentale des ingénieurs-constructeurs, les identifiant avec une précision
horlogère et conceptuelle imparable, pas si loin que cela du labyrinthe
cérébral de Kubrick dans sa villégiature infanticide et enneigée.
Ce sentiment, cette sensation de spectateur,
ne disparaissent pas dans l’utilisation du drone, mais l’on se retrouve pour
ainsi dire dans la position du rebelle brésilien de Terry Gilliam, ange et
samouraï survolant la grisaille de son univers, lové dans son champ très blanc
de nuages, avant qu’une bonne lobotomie ne l’envoie définitivement dans une
utopie psychique sans retour, au sein d’une idyllique ruralité féminine
ensoleillée.
Observer des images prises par les
drones, très reconnaissables dans leur injuste plénitude, stabilisées en douceur
par le gyroscope intégré, équivaut à contempler un panorama apaisé, conquis,
délimité mais ouvert.
Le satellite moucharde entre les
étoiles, capture la petite planète, annule les frontières nationales, épingle
martiale et commerciale plantée dans la voie lactée, en orbite docile et un
jour au rebut, dans les funérailles sans cérémonie de l’oubli, de la chute, de
la désactivation causée par son obsolescence.
Qui dira jamais la douleur du
voyageur de métal réduit à l’errance pascalienne, à polluer l’éther en silence
dans son agonie de machine ?
Son spectaculaire relève de la
géographie, tandis que les robots extra-terrestres cartographient
mélancoliquement et en solo la Lune ou Mars pour tous les mioches ou leurs
papas férus d’astronomie, voire de cinéma de drive-in biberonnés à la SF
enfantine.
Les drones à taille humaine, quelque
part entre la maquette et le boomerang, chiens optiques fidèles et obéissants,
ne s’aventurent pas si haut ni si loin.
Une réglementation les encadre et les
enracine aux mœurs de la communauté, en faisant l’adjuvant utile d’une mission
ou d’une récréation.
Alors que le beau réconcilie et que
le sublime terrifie, pour reprendre une perspective kantienne, le drone nous
invite à une balade tranquille, à un parcours serein au-dessus de nos villes,
de nos champs, de nos monuments, tout emplis de sa gracilité de dirigeable bis,
l’ascension par procuration délivrée du poids matériel des courants d’air, du
vertige, de la flamme incertaine.
Nous contemplons sans risque et sans
danger les espaces offerts, point de vue imprenable mais à saisir facilement,
pour quelques sous et l’apprentissage simple du maniement, nous nous dirigeons
vers l’horizon sur les ailes invisibles de mécanismes aux allures de libellules
ou d’araignées génétiquement modifiées.
Plus de pertes pour l’armée, rien que
des cibles en infra-rouge, ombres thermiques à dégommer fissa du côté de Gaza
ou dans quelque autre bled au toponyme imprononçable de l’Orient proche,
éloigné, dans la distance sélective des médias.
Guidé par cet avatar de la chouette à
paillettes de la mythologie grecque réincarnée par les mouvements arrêtés de
Ray Harryhausen, on n’encourt nulle avanie dans cette navigation dédoublée,
doués du don d’ubiquité.
Au sol et dans les airs, ici et là au
même instant, petit dieu de chair et de sang, le pilote dans la cour de son
jardin, sur sa chaise longue, sur un quai de capitale, à l’abri de Roissy, où O
finit par perdre la vie, oriente sa découverte virtuelle, ne fait plus qu’un
avec le dispositif et s’en dissocie cependant, épiphanie d’une schizophrénie
inoffensive, à moins de causer un crash lors d’une rencontre avec un cockpit,
un bout d’aile, un moteur d’aéronef bien plus imposant, gorgé de passagers
fragiles, trajectoires croisées pour le pire en feux d’artifice annihilant tous
les déplacements et les fictions furtives.
RAS, pour l’instant, le ciel
accueille l’artefact dans sa cuirasse d’insecte, les clochers sourient à cet
avatar du professeur Simon, scientifique dépourvu de corps mais point d’esprit,
sa matière grise en suspens dans un pareil appareillage, durant l’odyssée
adolescente d’un certain Capitaine Flam.
L’hélicoptère, pas seulement celui de
Carpenter en Antarctique, oiseau de proie, de mort ou de tourisme, ne saurait
rivaliser avec ce gadget magnifique nous donnant à voir la neuve beauté du
cadastre et du détail insoupçonné des cathédrales de pierres, ultime refuge
économique et graphique d’âmes éprises d’idéal, d’un au-delà spirituel, advenu
par la grâce de la magie blanche, inversion salutaire de l’œil biblique et
scrutateur du coupable séminal immortalisé jadis par Hugo.
Nos crimes pardonnés par les drones
prévenants, c’est-à-dire parfois commis par eux, le champ des possibles se
déploie, comme au premier matin de la conscience, tous les yeux grands ouverts
sur leur tombe radieuse et printanière.
Les hommes, tellement malheureux de
vivre, en dépit de l’ambroisie alentour, se consolent avec des films, des
livres, de la musique, avec un visage sage et des bras aimants, avec des
enfants sauvages et des rêves trop grands pour eux-mêmes.
Au royaume du produit, de l’ADN, du
recyclage, de l’asphyxie, le drone, mine de rien, les autorise, quelques
minutes, le temps d’un reportage, à respirer, à souffler, à s’élever librement.
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