Jean Rollin, le rêveur égaré : Nekromantik


Souvenirs (les siens, les nôtres) d’un cinéaste aimable, au présent et à contre-courant…


Un rêveur, Rollin ?

Assurément, mais surtout quelqu’un qui fit de son mieux (jusqu’au pire) pour concrétiser ses rêves, les matérialiser au contact du cinéma (art mécanique et fantomatique) puis de la littérature (liberté d’expression payée au prix de la solitude).

Un égaré (loin de Téchiné) ?

Un démiurge parfois perdu dans son univers, certes, mais aussi un homme (populaire et cultivé, son cœur politique battant à gauche) de son temps, sensible aux désastres du siècle (la Shoah, explicitement citée dans La Nuit des traquées, la dictature de Franco, abordée brièvement dans Vivre en Espagne) et à ses mouvements esthétiques (collaboration avec Marguerite Duras sur L’Itinéraire marin inachevé, passage « alimentaire » par le X « ludique » des années 70).  

Le principal atout de ce documentaire (un peu) scolaire, (pas assez) imaginaire et (toujours) sincère réside dans la juste primauté de sa parole humble et généreuse, lucide et drôle.

Rollin parlait bien de lui-même, de ses films, de ses rencontres et influences, de sa position précaire entre « haute » et « basse » cultures, de la difficulté à financer des projets, à vivre en outsider d’un métier différent des autres, au carrefour du commerce et de la vocation.

Mortuaire, car lesté du décès de son objet/sujet (d’une « longue maladie », disent certains, de peur d’écrire CANCER), mais jamais morbide (jolie coda sur un sourire) ni nécrophile, l’opus de Damien Dupont et Yvan Pierre-Kaiser, jeunes et modestes hérauts de cet évangile laïque et cinéphilique, fait défiler les « suspects habituels » (Michael Curtiz à Casablanca, repris par Bryan Singer, bien sûr) répartis en amis, collaborateurs, exégètes (petite pique superfétatoire en direction de Rohmer, alors que celui-ci, à notre connaissance, ne médit nullement de son confrère).

Nantie d’une jaquette réversible dont l’un des côtés se voit illustré avec brio par Grégory Lê, la « galette » conçue par The Ecstasy of Films, émérite petit éditeur nordiste dans la lignée du défunt et regretté Neo Publishing, s’avère roborative et représentative de l’ensemble du corpus.

On pourra lui reprocher d’éluder incompréhensiblement (problème de droits ?) des titres majeurs (outre le cauchemar germanique supra, citons Fascination et Les Raisins de la mort), de friser l’hagiographie (le silence équivaut au plus grand des mépris, dit à raison la sagesse populaire, et les pharisiens se condamnent d’eux-mêmes par l’ineptie de leurs avis), de faire doublon avec La Nuit des horloges, ultime récapitulatif et déambulation réflexive permise par le montage hétérogène, la pratique mercenaire d’Eurociné se voyant élevée au rang d’intertextualité, de discours méta à l’orée du « grand sommeil ».



La sympathie et la bienveillance l’emportent sans peine, et une logique autant symbolique qu’économique se dégage de l’entreprise désintéressée : le « cinéma de pauvre » de Jean Rollin ne pouvait pas s’évoquer avec un luxe indécent de moyens (dotés d’un budget probablement plus conséquent, Anne-Louise & Pierre Trividic, accompagnés de Patrick Mario Bernard, réussirent jadis un séduisant et singulier Howard Phillips Lovecraft dans la collection Un siècle d’écrivains).

Au sein de cette intéressante et excitante introduction à une filmographie à redécouvrir, à réévaluer (vu récemment, sur une célèbre plate-forme, le « scandaleux », prometteur mais très arty Le Viol du vampire), signalons les interventions éclairantes des deux Philippe, d’Aram et Druillet, ou celle du bien nommé Pete Tombs, spécialiste anglo-saxon emblématique du sérieux et de l’impartialité avec lesquels l’œuvre se voit accueillie au-delà des frontières mineures de l’Hexagone.

Rollin, durant son parcours polymorphe, ses métamorphoses successives (monteur, réalisateur, scénariste, acteur, écrivain), déplut à beaucoup, ici plus qu’ailleurs, et cela suffirait presque à le faire remarquer ; son talent évident, imparfait, attachant, dégradé, le rend définitivement remarquable.

Il arpenta, quarante ans durant – les horloges baudelairiennes s’y ouvraient sur des succubes sixties et saphiques –, un territoire immédiatement identifiable et souvent appréciable, sorte de « kingdom by the sea » dépourvu d’Annabel Lee mais peuplé de vampires, nues ou orphelines, de jumelles spéculaires, de couples désunis, de fugitifs en sursis.

Amoureux des cimetières, ces « cités des gens merveilleux », pour parler tel l’ironique Jim Thompson, des châteaux de contes de fées (les récits oraux originaux, plutôt que leur écrémage par Disney ou consorts), il fréquenta des centres de redressement juvéniles, des cliniques peu catholiques, des abattoirs confondus avec des fontaines de jouvence, et s’aventura vers la Défense, Bangkok (reconstitué à Paris) ou New York.

Son amitié pour Norbert Moutier lui fit traverser le miroir, outre des mises en abyme dans ses propres films pensés, façonnés, à la manière des multiples chapitres d’un seul et même livre, des épisodes divergents et en écho d’un unique feuilleton, des strophes aux vers parfois faux d’un long poème mélancolique, onirique, aux fugaces et coupants éclats réalistes.

Jean Rollin (entre ici, avec ton joyeux cortège, osons-nous en pastiche de Malraux), épris d’enfants sauvages, de petites ogresses, du parfum dorcelien de Mathilde (ah, Draghixa), incarna une idée certaine du cinéma, littéraire, libertaire, naïve, itérative, indépendante, émouvante, en lien avec d’autres auteurs plus renommés, plus célébrés (désormais ou autrefois).







L’argument de Requiem pour un vampire, évasion fatale abstraite et dédoublée, rappelle La Tête contre les murs du vénéré Franju ; La Rose de fer, avec ses amours sépulcrales, anticipe sur le tragi-comique et transalpin Dellamorte Dellamore ; Les Démoniaques et ses naufrageurs présagent le brouillard revanchard de Carpenter ;  Les Raisons de la mort relit La Nuit des morts-vivants à travers le prisme rouge (qui tache) sang de l’écologie panique et du militantisme paysan ; Fascination convoque l’hygiénisme décadent, la prophylaxie selon la comtesse Báthory et l’allégorie à la Corman en mode poesque ; La Nuit des traquées ressemble à du Fassbinder (Allemagne, pays glacé hanté par le passé), du Cronenberg (la tour concentrationnaire puis orgiaque de Frissons), du Resnais (la mémoire, vecteur d’identité, de fiction), tandis que Perdues à New York retravaille le voyage dans le temps et La Nuit des horloges la réminiscence pro domo à la suite du Paul Grimault testamentaire de La Table tournante. Quant à ses clowns et nains, ils ne paraîtraient pas si déplacés que cela parmi les sombres et cocasses fantasmes des New Wave Hookers de Gregory Dark.

Les films de Jean Rollin, naturellement libres (mais inégaux, pas seulement en droits de cinéma) et courageusement insoumis à l’empire du fric, aux diktats de la narration, évoluent dans leur propre espace-temps, valant bien mieux que le sarcasme, la canonisation ou l’indifférence, car certains sommets exercent un charme moderne et suranné, témoignent d’un constant plaisir de filmer, d’une franchise et d’une subjectivité mêlant l’horreur à la beauté, au beau risque du ridicule et de lacrimonie, dans l’affirmation d’une imagination.

Il convient de s’y plonger à l’instar d’une langue étrangère et familière, d’un idiome perdu dans l’oubli de l’enfance (émerveillement et cruauté), d’un alcool jaune (Corbière mis en bière) et artisanal, afin de ressentir une magie ambivalente, noire et blanche, puissante et fragile, érotique et nostalgique, au rythme, au phrasé, au délié singuliers.

Une fois franchi le pont (d’allumettes ou de carton-pâte, et Murnau for ever), laissez venir à vous le petit enfant/vieil homme nourri de serials et de surréalisme, ses spectres dévêtus et ses jeunes filles en fleurs et en fer – le voyage vous décevra peut-être, il vous dépaysera durablement.       



Quelques ouvertures, pour clore notre esquisse :

Une interview sur le thème des « nanars », au cours de laquelle, parlant de Moutier, Rollin dresse sans s’en rendre compte (?) un fidèle autoportrait :


Un entretien-fleuve, en VA, riche, vivant et quasi exhaustif, en ligne sur son « site officiel » :


Un troisième, plus court mais pas moins panoramique, la dernière réponse en lapidaire art poétique :


Enfin, deux études stimulantes et pertinentes dédiées à un diptyque précieux :



PS : une nouvelle fois, nous devons le visionnage de ce DVD à Audrey ; merci pour ceci et tout le reste, Mademoiselle (de létrange) Jeamart…   

                

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