Les Amants passagers : Flight Plan
Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Pedro Almodóvar.
Nous venons de voir un petit film
hideux signé d’un grand cinéaste (attaque à la Rivette mais l’on n’usera pas du
terme « abject »).
Voici donc une comédie assez sinistre
(« Coup de pine/coup de fil », des stewards à voile et à vapeur chorégraphiés par Blanca Li, ça vous
fait rire ?), très longuette (la bande-annonce suffit, merci), sans enjeu
(aucun blessé à signaler, sinon le spectateur), sans vie (pantins peu
pirandelliens en quête d’un auteur sans doute sauté en parachute), sans aucune
prise de risques (Pedro peut se permettre, lui, d’aligner les
« pédé », alors que dans une bouche hétérosexuelle, le terme relève
immédiatement de l’injure, au regard de la milice médiatique politiquement
correcte) et complaisante à force d’auto-références (cf. le titre à double sens,
son affiche placardée ailleurs dans la filmographie).
Voilà un very bad trip à peine pardonnable à un quidam, détestable, au fond (de la
carlingue, où dorment les pauvres, si dociles, drogués, parqués en classe
économique), un téléfilm de luxe torché
à coup d’angles baptisés néerlandais (le ballet en ravit certains, laudateurs
d’une « réalisation inventive », formule journalistique vide de sens,
pardon du pléonasme), qui se voudrait bien cinéma-champagne.
Hélas, seul le générique final arbore
un diégétique cocktail (pas Molotov) coloré,
éventé, à vomir dans sa texture vidéo, tandis qu’en guise d’easy listening,
musique d’ascenseur pour le septième ciel aboli, il faudra endurer une
espagnolade d’après Beethoven écrivant à Élise, une scie des Pointer Sisters (passeport
US) et un morceau de Metronomy, pop
branchouille et fadasse taillée (une pipe) sur mesure pour les
rédacteurs/lecteurs dits inrockuptibles (le compositeur Alberto Iglesias joue
les Sakamoto de service en talons aiguilles, avec une partition au premier
degré cependant dépourvue de la moindre once de lyrisme).
Lire dans cet accident navrant une allégorie
nationale à un euro (symbolique) sur l’Espagne d’aujourd’hui, comme l’affirment
l’intéressé, les paresseux, les amnésiques, les indulgents ou les gens trop
généreux (sorry, chérie), relève au
mieux de la myopie intellectuelle, au pire du réflexe de fan sacralisant même les déchets du maître castillan.
Et Saura, et Narciso Ibáñez Serrador,
alors ?
Et même le roublard Amenábar, suiveur
de glorieux aînés avec ses mouflets déjà morts dans une résidence épiée par les
corbeaux ?
Comme s’il suffisait de réunir un
panel de piètres silhouettes épuisantes dans un avion en carton-pâte et vilains
pixels pastel pour délivrer un
message sociétal, une observation politique, preuve par l’absurde de la dégradation
du discours autour de la chose publique, res
publica réduite à cela, en
attestation d’une confusion sémantique entre divertissement inoffensif et art
véridiquement révolutionnaire, dans son langage, ses moyens, sa visée.
Membre de l’équipage, le fidèle José Luis Alcaine
éclaire cette farce anémiée avec des tons plus chauds que le vert Polizei alloué à l’affreuse passion
selon De Palma.
La troupe fait ce qu’elle peut avec
ce dont elle dispose, comprendre, rien (y a-t-il un pilote dans l'avion de la
Peninsula Lineas ? Aucun scénariste en tout cas, puisque Pedro tisse entre
elles des saynètes de MJC rythmées par des apartés supposés imbibés de
mescaline, pas celle de Huxley ni de Michaux, assurément).
L’aéronef peut bien s’écraser
aussitôt – on n’attend que cela, à vrai dire, que toute cette foutue mécanique
sucrée plaquée sur du vivant (Bergson) synthétique vienne s’écraser contre
l’écran, que les marionnettes s’empalent enfin sur la pointe dressée du réel
dans la métonymie coupante d’une aile de vaisseau phallique, cette image plaira
au réalisateur, caressera son orientation sexuelle dans le sens du poil, dans
la trace de foutre dénoncée avec
acrimonie par le croyant grassouillet en couple avec un mari récalcitrant – on
s’en contrefout durant l’intégralité
de la traversée, on reste sidéré devant l’inanité cosmique (Gide, amateur de
nourritures terrestres fournies gratis
ou presque par de jeunes maghrébins) du parcours, des répliques, de la morale
finale.
Le discutable œcuménisme décelé
autrefois (je vous aime tous, je m’adresse à chacun de vous, homo, hétéro, bi,
trans, homme, femme, de gauche, de droite, cinéphile ou pas) trouve ici une
sorte d’acmé avec le happy end sis (au secours, Cervantès !) à La Mancha, plâtrage au
surligneur de la dimension fictive et ludique réclamée dès le carton
d’ouverture (manichéisme scolaire opposant fiction et réalité), avant que Penélope
Cruz & Antonio Banderas ne viennent faire un tour de piste hors sujet sur
le tarmac en matrice stérile (malgré une maternité future) et maladroit deus ex machina de l’entreprise
narrative.
Chassez le naturel, il revient en
gilet de sauvetage : par intermittence, notre réalisateur paraît atterrir
sur les rives du mélodrame, avec un père magouilleur en costume téléphonant à
sa fille, avec des cris et du bruit off
lui épargnant de coûteux effets spéciaux lors de la chute hors-champ de
l’Airbus, réminiscences involontaires du 11-Septembre ou des attentas
ferroviaires de Madrid (puissance et sorcellerie du son, même entre les mains
de vidéastes amateurs ou de reporters
vautours) montées sur une anxiogène série de plans d’aéroport déserté, hanté,
ainsi qu’après une catastrophe (aérienne) qui n’arrivera pas dans ce ripolin
catastrophique.
Dans la meilleure scène
(corrigeons : la moins pire) du film, il redescend sur terre et illustre
la fin à répétition d’une liaison du haut d’un viaduc, saut définitif inabouti
(résumé du naufrage), emprunt à la coda
au ralenti du loupé Caïn de l’ami Brian (cellulaire substitué à gamine).
La caméra s’attarde – trop peu, une
poignée de secondes – sur le beau visage de Paz Vega, poétiquement nommée Alba,
emportée à l’asile en compagnie de sa mère indigne adepte de Dior, puis se ferme
la portière d’un coup sec, d’un glissement-couperet : pas de sentiment
durant la traversée, pas de drame mêlé au rire, alors qu’il sut, et avec quel brio, réussir naguère cet instable
mélange, le purifiant au fil du temps et des films.
Nous reviennent en mémoire des philtres
bouleversants (magistrale trilogie dédiée à la maman douloureuse, à la parole
dansée, à l’éducation, bonne ou mauvaise), des breuvages imparfaits mais
souvent euphorisants (côté ombres : une amoureuse corrida, détestée par une certaine Sophie Marceau, raison de plus
de l’apprécier, et la dure loi du désir ; une attachante sujétion ; de la
chair et des os en jaune et noir ; des étreintes spéculaires
brisées ; une peau habitée, trahison inspirée du roman troublant de
Thierry Jonquet/côté lumière : des femmes à bout de nerfs, des talons
maternels, une fleur secrète, le décolleté de Penélope chantant/revenant).
Retour dans les airs : les
passagers (tout sauf clandestins) de cette œuvre aveugle (pas de Noirs, pas
d’Asiatiques, pas de musulmans, Espagnols « de souche » ou non, notez
cette absence ahurissante pour une « pochade » à prétentions
sociologiques) copulent un peu, chacun à leur place, dans leur classe, avec son
semblable (oubliée, la partouze marxiste, reichienne et incestueuse de
Cronenberg dans son immeuble à frissons), le prolétariat servant de sex toy ensommeillé à la bohème
bourgeoise autoproclamée médium (de l’échec critique et public ?).
Une fois sur la terre ferme, tout
finit bien : le tueur à gages n’assassine plus la dominatrice, les sex tapes n’existent pas, plus de
complot, plus de chantage, un projet de transsexualité en réponse goguenarde,
en couverture caractéristique.
Le chauve en fraude retrouvera sa
famille, son courage regagné, la fille à vélo son ex d’acteur vieux beau, le steward toujours franc son capitaine « sorti
du placard » (femmes respectives
lesbiennes, cela aide), la neige carbonique servira de matelas et de draps au fist-fucking (ah, on confond avec les
bars « cuir » et identitaires écumés par Friedkin, trainé dans la
boue puis canonisé) gentillet des mâles en rut, leur acmé surplombée par une
casquette de pilote fixée en vol, si l’on peut dire, via un arrêt sur image dérisoire, à faire rougir ou préférer (lèpre
ou choléra, Charybde & Scylla, et n’exagérons pas) les vieilles blagues méta des ZAZ ou le risible trépas à retardement des adolescents
embarqués vers leur destination finale, en sus des stars caduques enrôlées par les superproductions mortifères du Hollywood des années 70.
Qu’un vrai réalisateur, pas le
premier ni le dernier (aïe, la salade mafieuse concoctée par De Palma, pourtant
l’un de nos papas de cinéma) commette ce genre de ratage importe finalement
assez peu (laissons la perfection aux dieux consolateurs commercialisés par les
religions), qu’il le trouve de surcroît, en toute bonne foi (ou alors pas
vraiment ?) amusant et léger, quand l’identifie une constante lourdeur
lestée de néant, passe encore.
Pedro nous reviendra (pas vrai
Julieta dédoublée, toi qui nous fais penser à l’Ana de Saura ?), mais ce
plantage en laideur jette le discrédit sur la Movida elle-même, à laquelle la presse française l’associe ad nauseam depuis ses débuts.
Son labyrinthe séminal, peu
passionné, peu passionnant, suivi d’un œil et pas jusqu’au bout (notre patience
cinéphile et notre bonne volonté d’admirateur possèdent aussi leurs limites)
confirme l’impression révisionniste : et si ce mouvement s’avérait in fine un écran de fumée, une
parenthèse pas même enchantée, après la déchirure des impostures du voile des
illusions franquiste ?
Et si l’on créait mieux face à la
censure, si l’oppression posait sur les épaules des artistes une pression
féconde ?
Ah, ma bonne dame, on en viendrait
quasiment à regretter les vertus esthétiques des dictatures, le voisinage
inquiétant des fistons dynastiques épris de nucléaire (un salut au cinéma
sud-coréen), le soutien financier de l’appareil étatique (Tarkovski, poulain
contraint du « réalisme socialiste », tournant grâce aux roubles
collectifs).
La question, certes, excède le cas Almodóvar,
impardonnable, le temps d’un opus
irritant à force de sourires crispés, de joliesse de supermarché, de bonne
humeur déplacée (pas maintenant, pas comme ça), de ne pas savoir ni vouloir
regarder son pays, l’Europe et le monde droit dans les yeux (a contrario des comédies italiennes de
jadis), les/nous abandonnant lâchement pour aller sucer des queues (en Enfer, Linda Blair, ou énormes, forcément
énormes, histoire de parodier Marguerite Duras à propos du « petit Grégory »)
dans les airs, s’envoyer en l’air en hauteur, déserter la pesanteur des
sans-abris, des sans-papiers, des sans-patrie, baisés du système et de la vie qu’il défend pourtant loin des
plateaux.
Que l’on ne nous fasse pas de faux
procès en humour ou en gaieté : nous rions avec Chaplin, Blake Edwards,
Louis de Funès, Alfred Hitchcock, Tobe Hooper, et chacun dispose du droit
essentiel de se détendre, de s’accorder du temps pour soi, passé à rire entre
amis, à plaisanter sans rancune ni rancœur (un sketch à plusieurs, un soir d’ivresse sans conséquence, dans un
salon décoré en lupanar utopique et
plastique, fréquenté par l’allusive Emmanuelle Kristel – le pétard mouillé
ressemble quelque peu à cela).
On s’accordera également et en
réponse celui de ne pas acheter son billet, de ne plus se faire voler une heure
trente de ses jours trop courts (d’où l’article, sous le signe du célèbre « Qui
aime bien châtie bien ») par un écœurant bonbon (« mineur » ?
« Minable », en écho au sieur Ayrault, désormais ministre des
Affaires étrangères, parmi les nuages au-dessus de Nantes), par une maquette simplette ne volant
pas bien haut.
Mais restons toutefois en contact,
cher Pedro, et reprenez vite vos esprits, attachez vos ceintures (de chasteté)
afin de nous réjouir avec un drame réussi, au lieu de nous attrister avec une
comédie ratée, à la hauteur de votre mélancolie innée, de votre silence blessé
caché derrière d’interminables dialogues, de votre talent ne devant pas
étouffer les jeunes pousses prometteuses du territoire cinématographique
ibérique (pas légion, admettons).
Vous le méritez et nous avec vous.
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