The Sea is My Brother: The Lost Novel : Une bouteille à la mer
Chérir dans la mer le miroir baudelairien de son âme…

Le volume, en double exemplaire,
comme les deux personnages principaux de l’histoire, nous attendait au milieu
des articles déstockés, parmi d’autres titres en VO et en poche, du David
Baldacci, du Nicholas Evans et même un Stephen King impromptu, celui des
excellentes, éprouvantes, étoiles mortes de la nuit noire, amputé, cependant,
de son indispensable postface, où il défend l’art du récit et s’explique sur la
noirceur terriblement réaliste de certaines nouvelles du recueil.
Hasard, synchronicité jungienne,
destinée rêvée : chaque texte, dont celui-ci, le sien et le nôtre, peut être
assimilé à un message dans son sarcophage de papier, adressé, via le verre de la lecture future, verre
protecteur et de l’amitié, au passant et passeur à venir.
Entre nos mains fraîches du mois de
mars très doux, dans notre esprit qui croisa naguère, à l’université puis
après, sa route récemment redécouverte grâce à l’édition intégrale dite du
rouleau, et salua brièvement ses clochards célestes, sous nos doigts en train
de saisir cet article durant ce dimanche nuageux, les premiers mots ou presque de
Kerouac reprennent vie, ressuscités par son beau-frère et une éditrice
énamourée pourvue d’un joli prénom idoine, Dawn Ward.
Un roman faussement maritime,
vraiment autobiographique et métaphorique, définitivement inachevé, des écrits
de jeunesse répartis entre nouvelles policières, journal intime, pièce de
théâtre, portraits de villes, New York et Washington, au début des années 40,
une correspondance avec un condisciple idéaliste et sentimental, pléonasme,
bien sûr, bientôt mortellement touché en service militaire et sanitaire,
composent l’ouvrage, paru, alors relié, en 2011 en Angleterre.
Kerouac, écrivain américain à la fois
par accident biographique et nature géographique, truffant ses lettres de
termes français, aspirant à parcourir sa Frontière à lui, relire pour de vrai
le mythe étasunien de l’exode vers l’Ouest, à rencontrer de vrais gens, comme
le réclamait Cassavetes, sans s’assujettir à des partis, des idéologies, des
confréries, deviendra bientôt lui-même, à son corps usé défendant, une icône de
la prétendue contre-culture, le héraut malgré lui d’une génération béate et
battue.
Rencontres décisives avec Burroughs
et Ginsberg, beuveries dans le Bowery, prostitution bisexuelle, drogue et foi,
christianisme et bouddhisme, deuil impossible d’un frère, sympathies
polémiques, par exemple, se dire favorable à la guerre au Vietnam, et haines
jalouses d’amant déçu, cristallisées dans le jugement lapidaire très sévère
d’un certain Truman Capote, célébrité frisant l’hystérie mais décès
d’alcoolique dans la pauvreté, dans la famille et la petite ville in fine
regagnées, havre des saints de province, en époux de la sœur de l’ami
épistolaire, de surcroît, autant de jalons d’un parcours exemplaire et réduit,
singularité autant que réminiscence d’illustres prédécesseurs, Poe, pour ne
penser qu’à lui, pas bi mais épris de sa jeune cousine maladive, ce qui ne vaut
guère mieux, pas vrai ?



Adulé, honni, personnalité clivant la
critique et le public au-delà de la tombe, Jack nous invite à suivre quelques
jours dans la vie d’un maître-assistant, ou son équivalent local, avide
d’horizon, et d’un marin au cœur brisé patraque à chaque escale.
Le premier, Bill Everhart, manque
d’air, entre un petit frère, une sœur hostile et un père invalide ; le
second, Wesley Martin, respire à terre à la façon d’un poisson en train de s’asphyxier.
Leur solitude et leur malaise
existentiel spéculaires vont s’associer au cours d’une soirée, dans un
bar-cafétéria à l’ombre du campus de
Columbia, avant de se nouer, sur un coup de tête, à bord d’un cargo de la marine marchande à
destination du Groenland, ravitaillant les troupes et rapatriant les blessés de
la Seconde Guerre mondiale dans son sillage commercial.
On boit, on parle, on écoute Billie
Holiday, on débat de politique et d’engagement, on fait du stop, on dort à la belle étoile et on couche avec, dans le même
lit, en tout cas, une fille d’une nuit, l’aimable Polly, on revoit brièvement,
pour le passage le plus émouvant du livre, avec la discussion paternelle de
Bill avant son départ, la femme d’une vie, Edna, mariée trop tôt, abandonnée
trop vite, au profit de la mer et de ses hommes taciturnes, solidaires.
À bord, on boit encore, on se bat un
peu, on joue aux cartes, on récidive le débat idéologique avec Nic, le
moustachu lecteur d’une vie de Staline en français, on écoute le cuisinier
noir, Glory, qui ne travaille pas à l’Overlook, fredonner son blues sudiste, ce qui nous ramène au
poète traduit par Baudelaire et Mallarmé, dédié à Louise, sa promise perdue, on
effectue les tâches de routine, on se plie aux exercices de sécurité, on admire
la clarté lunaire dévoilant l’imposant destroyer
escorteur comme en plein jour.
Le manuscrit, 158 pages devenues 127
imprimées, se termine par une prière collective sur le pont, au crépuscule
lavande, au large de la Nouvelle-Écosse, Wesley à la proue, figure romantique
dénuée de poésie, coquetterie que le romancier déconseillait aux jeunes
scripteurs, pourtant évocatrice dans sa présence lourde, éphémère, au monde.
La prose individuelle, factuelle,
sensorielle et sensuelle de Kerouac rend sa galerie vivante, attachante,
parfois poignante.
Les deux visages de l’auteur, homme
de mots et d’actes, de passion et d’indifférence, s’incarnent à chaque phrase,
à chaque répartie.
Burroughs, avec un truisme
volontaire, résuma le caractère et la pratique de son ami : écrivain, Jack
écrivait, vraiment, sur des carnets, au bord de croquis, sur une machine à
écrire malmenée avec dextérité, cela, nous dit-on, dû en partie à la
fréquentation de l’imprimerie de son géniteur.

L’évidence de son talent, de ses
lectures, Melville et Coleridge à l’ouverture et à la fermeture, la fiction
nourrie à la vie, traduite à partir des récits du diariste, la sensibilité des
esquisses, masculines et féminines, les grandes oppositions stylistiques et
thématiques, fondatrices et fondamentales, qui lui permettront d’ériger sa
bibliographie – narration/dialogue, structure picaresque/courant de conscience,
nature/culture, individu/société, politique/spiritualité, cinq couples ne
visant pas l’exhaustivité – apparaissent dès 1943, sous une plume âgée de
vingt-et-un ans à peine.
Ni chef-d’œuvre liminaire, ni fond de
tiroir dispensable, ce roman perdu mérite largement sa redécouverte, soixante-dix
ans après sa rédaction, en dépit de l’appréciation péjorative de son signataire,
à l’instar des nouvelles et des lettres qui le prolongent, l’annoncent et
l’accompagnent, formant un tout organique, mélancolique, prometteur et rempli
de ferveur, de stupeur, aussi.
Wesley sait parfaitement qu’il gâche
ses jours, et la bouteille jetée, cassée, résonne en symbole de toute cette
futilité.
Mais à travers les conversations
enfumées, imbibées, les corps féminins caressés, traversés, les voyages
désirés, redoutés, il ne s’agit que de vivre ici et maintenant, de vivre enfin
au présent, infime sur l’océan, à la merci d’une torpille, entravé au sol, en
prison pour tapage nocturne, desséché par des cours purement livresques.
Les deux hommes, amis et, qui sait,
un peu plus, âmes sœurs davantage qu’amants, bien que Kerouac s’amuse de son
propre homoérotisme, avec le personnage de Danny Palmer, apollon communiste aux
yeux bleus et à la blondeur irrésistibles, sidérant l’universitaire transformé
en bourlingueur, respirent et nous font respirer l’air vicié de la métropole,
l’air ouvert de l’eau verte et grise.
La quête existentielle de ces Marius
US nous parle encore, dans son inachèvement, ses imperfections, sa jeunesse
attristée, tandis que la lucide candeur de Kerouac dialogue avec la vie
furieuse selon Nicholas Ray ou les maris assoiffés de John C., boucle bouclée
pour un cinéphile louant Welles, Renoir et Charles Boyer.
On peut certes préférer la puissance
poétique du hurlement d’Allen, l’eschatologie sardonique de William Seward,
l’un de nos phares d’adolescence, que nous connaissons mieux, qui répond plus à
notre tempérament, avec lesquels il finit d’ailleurs par se brouiller,
l’énergie de Jack, sa volonté d’aller au-devant de l’autre, de partager avec
lui un bout de chemin, de turbin, de méditation ou de souvenir, son flot de
mots précis, musical, même ici, même à ses débuts, valent mieux que sa légende
reniée d’ancêtre des hippies,
d’inspirateur d’utopies vagabondes vaguement orientales.
Kerouac mourut en 1969, année du
sexe, de Woodstock, du supposé pouvoir des fleurs, déjà souillé par la boue d’un
concert en rappel du placenta de Sharon Tate et en présage du cérumen des grandes
oreilles de Nixon.

Que le lecteur, anglophone ou non,
veuille bien, s’il lui plaît, s’il nous fait confiance, se replonger dans ses
textes, notamment celui-là : on l’assure de dénicher quelques pépites, d’explorer
en sa compagnie une autre Amérique, liant étrangement celle de Jack London et
John Steinbeck à celle de Bret Easton Ellis.
La pauvreté, la dignité, l’identité, la
colère, la solitude, l’absurdité, la folie, l’immensité du territoire et la
petitesse des vies, l’amitié entre hommes, la présence fugace des femmes,
l’écriture pour rendre compte de l’extérieur, saisi dans l’heure de la
sensation vraie, dirait Peter Handke, le livre commençant par une marche et une
pomme croquée, double épiphanie matérialiste du corps, du désir, du paradis
perdu et tant pis, car l’on vit bel et bien dans le mouvement, dans les fruits
parfois amers des échanges, des retrouvailles, des adieux, lié à une
intériorité libre et féconde, fidèle à sa création, à son ambition, tout ceci
frémit ici, et l’on n’en demande pas plus, et l’on remercie le croisement des
trajectoires.
La mer, mon frère ? Oui, et plutôt
ma mère, nous murmurent nos origines sudistes, méditerranéennes, à l’opposé de
l’ancrage breton de Kerouac, mais avec ces huit chapitres, ces bouts de textes,
cette amitié effilochée, tranchée par la mort prématurée du trop tendre
Sebastian Sampas, cet ampleur entrevue, ébauche d’un univers et d’un phrasé,
littéraire, de jazz, à compléter par
l’imaginaire, les livres accomplis, son odyssée séminale nous le rend éternellement fraternel et précieux, de plein droit observateur, acteur et reporter d’une humanité perçue en
communauté impossible, en tissage de destins et de discours finalement inconciliables,
limités à des tangentes, des parallèles.
Nous ignorons si le dernier Jack sut
trouver cette sérénité, cet accord, qu’il chercha toute sa courte vie, qui
motivent Bill et Wes dans leur fuite liquide, qui poussent certains d’entre
nous à ouvrir un livre, à regarder des films, à écouter de la musique,
éventuellement à se fournir en produits illicites ou en amours rémunérées.
Bien prétentieux ou inconscient celui
qui prétend parvenir à son éden privé, songe en outre à le propager, à le vendre
alentour, à l’instar, disons, hélas, d’un David Lynch.
Jack Kerouac, écrivain depuis
toujours, parce qu’un véritable écrivain écrit tout le temps, et même avant
d’écrire, et même quand il n’écrit pas, livre ainsi de manière posthume un
portrait peu joycien de l’artiste en marin.
Écoutons notre cœur, notre mémoire et
notre souffle vital afin de grimper avec lui sur un bateau intérieur, le cap mis
sur n’importe où hors du monde, à l’exhortation de Baudelaire, ou, moins
sataniquement, sur ces mers que ne cartographie aucune carte, que ne
quadrille aucune loi, que n’évitent que les graphomanes cyniques et les
amateurs de succès de librairie.
Elles se nomment littérature,
écriture, conscience, enfance, immanence et transcendance – êtes-vous prêts à
vous y aventurer à votre tour ?

Bel hommage sensible, vibrant !
RépondreSupprimercomme un reflet dansant sur la mer ..."alimenter la boîte noire avec des sujets pris sur le vif, comme ces marins dansant sur le pont,..."
https://www.liberation.fr/culture/2004/01/28/georges-simenon-cliches-sans-chichis_466843/
https://bibliotheques.wallonie.be/index.php?lvl=notice_display&id=34380
https://www.boumbang.com/evgen-bavcar/
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