La Femme du policier : 71 fragments d'une chronologie du hasard
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Philip
Gröning.
On garde un bon souvenir du Grand
Silence (pas celui de Sergio Corbucci !), documentaire austère et
mystérieux de 2005 dédié aux moines de la Grande Chartreuse, déniché (en bon
athée) une matinée de grisaille, dans la salle silencieuse et quasi déserte d’un petit cinéma de
province, sis au sein d’une ville française réputée pour ses basses températures.
Sur la foi de cette réminiscence, nous décidons de nous risquer aux
déboires (primés à Venise) de la femme (et mère) au foyer battue par son
policier allemand de mari, étalés sur cent-soixante-douze minutes et
cinquante-neuf brefs « chapitres » numérotés (en lieu et place des
extraits bibliques d’autrefois), chacun introduit et conclu par le rite
lancinant des Anfgang et Ende, chacun clos sur la nuit lente du
fondu au noir.
« L’exosquelette » structurel
(Michel Chion à propos de Shining dans son essai exhaustif sur
Kubrick), le procès-verbal béhavioriste et le conte de fées (forêt, animaux,
fillette, loup paternel, abstraction diégétique) frappent d’emblée le spectateur du replay, qui observe, à l’instar du cinéaste (perspectives obliques
ou surplombantes de vidéo-surveillance, plongées de microscope), un couple avec
enfant dans son quotidien aussi banal que
le mal, autant étroit que la maison mitoyenne en duplex, clôturé par le mur d’enceinte (naguère celui du monastère)
en briques rouges (exit la route jaune
de Dorothy à Oz) d’un quartier teuton
et l’insupportable silence de la moitié amoureuse et maternelle, suite aux
coups d’abord entrevus sous son collant transparent ou sa nuque nue.
Christine caresse les cheveux d’Uwe
mais se refuse sexuellement à lui, l’abandonne devant la TV sans même lui dire
un mot, encore moins bonsoir, déclenchant un accès de rage après sa recherche panique
dans toutes les petites pièces surcadrées, aux allures de couloirs de
laboratoire d’un labyrinthe expérimental pour rats domestiques (René Allio,
dans Pierre
et Paul, situera pareillement, et au surligneur, le calvaire laïc de
son architecte dépressif dans un immeuble anxiogène, la philosophie marxiste de
l’ameublement déployée via
l’éthologie sociologique, voire l’inverse, de la France pompidolienne sur le
seuil des années 70, à l’orée de la « crise » et du
« désenchantement »).
Au-dehors, le monde assourdi se
réduit à une nature nocturne, des arbres aux taches écarlates entre lesquels
court un lapin (celui de Pâques, qui sait, recoupement fortuit du récit et du
calendrier), une bande de bitume en linceul pour une biche renversée par une
automobiliste (« Femme au volant… » affirment les conducteurs
misogynes) et vite achevée par le policier (réalisme objectif, trivial, loin
des cauchemars psychiques et ludiques d’un David Lynch), un vide-grenier vu de
loin, depuis une fenêtre au rebord constellé de jouets (les passants et les stands deviennent dans la distance de minuscules
figurines), des cadavres jeunes en bordure de sous-bois, photographiés avec détachement
par l’indigne serviteur de la loi documentant un accident.
Le flic non-fumeur cache son arme de service à côté de ses chemises
bleues, et l’on frissonne à l’idée qu’il finira, dans son infantilisme, dans sa
rancœur tendre (« Je ne suis rien sans toi, tu es mon roc et tu me
fous en l’air » éructe-t-il/répète-t-il en corrigeant
l’indulgente) par s’en servir, pour de
vrai, pour de bon, « passage
à l’acte » radical après les jeux d’eau à deux dans la salle de bains et
les complices parties de bras de fer.
Car ils continuent à s’amuser, à
rire, à se chérir, à s’offrir un bouquet de roses, à élever la joueuse
(déambulation dans la rue, en panoplie de papa, plus tard, jardinage en robe de
mariée) et triste gamine, interdite devant la colère du père aimant, qui pleure
seul, sinon allongé dans sa nudité fœtale sur le lit conjugal, malgré ou à
cause de la serrure démontée, de la chambre d’enfant profanée, de la compagne
molestée, en larmes et en contrepoint d’une histoire au chevet, ou appelant sa
maman en raison de fourmis imaginaires labourant son sommeil troublé
(« C’est le sang qui coule en toi » lui enseigne-t-elle).
Les jours et les scènes se suivent,
scandés par une cloche lointaine, varient à peine le thème majeur de l’amour
violent, avec quelques échappées vers la sensualité intacte d’un visage et d’un
corps de fillette (« Honni soit qui mal y pense », bien sûr), des comptines
brechtiennes adressées à la caméra, des leçons de choses prodiguées par la
génitrice au voisinage d’un barrage pittoresque flanqués de saules pleureurs (poissons et ver de terre ici,
improbables plantations sous des dalles descellées à l’intérieur de la
« tranchée » en ciment là), des tracés discrets le long de sombres
bleus, la présence obscure d’un vieil homme esseulé, assoupi, dans sa cuisine
lumineuse.
Le réalisateur étudia la médecine et
la psychologie, cela se voit et s’entend dans sa fausse froideur, l’attention
clinique et poétique portée aux corps, la précision des plans, les éléments
d’explication disséminés (ne pas confondre la force de l’ours avec de la
méchanceté, explique Christine à la petite Clara, personnage unique interprété par des jumelles agréablement « naturelles », qui voit clair et tient à se
« réconcilier » avec l’ogre assermenté adepte des jeux vidéo, usant
des animaux du pyjama en allégorie personnelle et justificatrice), récoltés,
lit-on, auprès de nombreuses victimes féminines (quid du tabassage doublement tu infligé aux mâles ?) rencontrées en pré-production.
L’énigme du crachat (et des cheveux
tirés) supplante celle de la prière abordée dix ans plus tôt, et si Christine
enseigne à Clara les modestes merveilles de l’univers, Uwe lui transmet sa (les
siennes, celles du monde) vertigineuse part d’ombre, sa violence innée ou
héritée, sa schizophrénie fondamentale, sa cyclothymie destructrice.
Moins déterministe, choral et kolossal que Haneke (cf. le sous-titre
de l’article), Gröning ne juge pas, ne condamne pas, n’excuse pas, évite de
donner de rassurantes origines (un trauma,
par exemple) au comportement déviant, et la comédie noire et fantastique de
Kubrick (on pense un peu à Torrance) sur l’impuissance créatrice et sexuelle,
la paternité problématique et pitoyable, disparaît devant une chronique
parcellaire parvenant à capturer une essentielle et dérangeante vérité au cœur
de la fureur propre à ce genre de relation : la souffrance spéculaire et l’interdépendance
affective des individus, double lien dérisoire et précieux, sésame pour toutes
les blessures et sauf-conduit pour toutes les agonies (elle se jette à ses
pieds, s’accroche à la bouée de sa jambe, le supplie, alors qu’il vient de la gifler
sur le canapé, parce qu’elle mâchait sa
salade de fruits trop bruyamment à son goût, puis de s’excuser sincèrement,
pathétiquement ; sur un mode ironique, Lars von Trier peignit jadis les
ravages et les délices du sacrifice d’une martyre dans Breaking the Waves).
« Ne regarde pas ! »
murmure Christine à Clara, mais l’enfant regarde pourtant le corps supplicié de
sa mère (« Maman, tu sens mauvais » assène-t-elle avec la candeur
cruelle de son âge, tout sauf innocent), saisi dans sa lueur d’hôpital, contre
le carrelage immaculé, et le long métrage (sa durée radicale rebutera, sa
lenteur rythmée irritera) ose regarder droit dans les yeux son sujet
(contrairement aux mensonges du tourmenteur, alibi de la maladie de peau
compris), sans faillir une seconde, se compromettre dans le manichéisme, le pathos, le sordide, le psychologisme.
Huis clos asphyxiant, éprouvant,
tétanisant, aux paysages extérieurs sereins et indifférents, aéré/verrouillé
par son ouverture visible sur l’intériorité des êtres, film d’amour et de
guerre, film d’horreur davantage terrifiant que des cargaisons de gore puéril, La Femme du policier,
incarné au plus près par Alexandra Finder et David Zimmerschied (actrice et
acteur remarquables de justesse et d’audace), produit, écrit, éclairé, cadré,
monté par un artiste polyvalent (Gröning, par ailleurs acteur et compositeur,
signa entre-temps une romance prolétaire sur fond de prostitution, le pas vu L’Amour,
l’Argent, l’Amour), retient la terrible leçon de Fassbinder – L’amour
est plus froid que la mort, en effet.
Il décrit la décomposition, au propre et au figuré, d’une cellule familiale sur le point d’exploser, ou de régresser dans une
utopie amniotique (belles séquences évidentes et fusionnelles dans la
baignoire, point caché derrière le petit doigt politiquement correct de la
pudeur, de la bienséance hypocrite et consumériste consistant à flouter le sexe
des enfants, à voiler/retoucher l’anatomie des femmes « réelles »).
Quand Christine tombe une fois de
plus, une fois de trop, touchée à la tête par un coup guère plus prononcé qu’un
autre, que Clara la rejoint avec une couverture pour dormir lovée contre elle,
là, inanimée au milieu du salon, qu’Uwe éclate en sanglots devant cet ultime
désastre, on se dit que le nadir advient, que le film va s’arrêter maintenant, qu’il
ne peut aller au-delà de cette figuration utilisant à plein la sidération
provoquée par « l’effet de réel », temporel et factuel, tissé dans
l’étoffe de la fiction, sa beauté nullement coupable ni responsable de la
laideur morale et physique illustrée.
Philip Gröning accorde cependant une
sorte de résurrection « liquide » à son attachant duo, sauvé in extremis selon une bienheureuse
linéarité, va jusqu’au bout, jusqu’au chapitre 59, nombre impair de
l’imperfection, des amants, de l’œuvre, infinitésimalement alourdie par un
symbolisme assez scolaire, l’instant d’une alliance ou d’une colombe en gros
plan, disons.
Le vieillard (Dieu ? Le père tortionnaire
d’Uwe, de Christine ? Un second bourreau, une victime méconnue ?
N’attendez pas de réponse consolatrice, de dévoilement final, pas plus que sur
le dévoiement des sentiments, leur métamorphose mortifère) apparaît une
dernière fois dans la neige, nous interrogeant du regard, et le voyage au bout
de la nuit, de l’humanité « en circuit fermé » (plans fixes, natures
mortes, de la maison déserte et désertée) s’achève sur le visage, les yeux
grands ouverts en direction des nôtres, de Clara comme déjà morte, vide et
livide, son mutisme en réponse à celui de Candice, la petite héroïne traumatisée,
somatisante, de Chromosome 3, signifiant ambigu puisque à la fois expression de
défi, de « résilience », et promesse d’une malédiction, esquisse d’un
cercle infernal hérité avec le sexe et l’enfance.
Le cinéaste ne répond pas à notre
place, ne lève pas tous les voiles, ne remplit pas tous les blancs de son opus exigeant et accessible (pourquoi la
chaîne le programma autour de minuit ? Par paresse, par facilité, par
pusillanimité ? Cette fois, on pourrait émettre une ou deux hypothèses).
Ce cinéma doux et rude, ardent et glacé,
diabolique et joyeux, dépourvu de musique, riche de sa simplicité, il nous
importe de le mettre en valeur, de le célébrer, d’écrire sur lui ici,
aujourd’hui.
Courez son beau risque adulte,
pénétrez sans crainte dans cet espace réduit, ce cerveau insane, non par
masochisme, par pitié, par philanthropie ou empathie mal placée (maux
contemporains d’une époque lacrymale et impitoyable, mélange nauséeux de
surexposition médiatique et de dissimulation obscène dans le confort atroce des
foyers), mais pour fixer l’abîme et le zénith en lutte éternelle et
universelle, cette déréliction nourrie de passion, ce patchwork de sensations, d’élans, de contradictions, de solitudes
et d’abandons, hors desquels n’existe pas l’espèce humaine.
Le renard s’en contrefout, il marche avec grâce dans la ville endormie, signature
zoologique, médiévale et hermétique d’un film ne laissant pas le spectateur
inchangé (qui pour se contenter de son intégrité
première, réclamer d’inoffensifs et offensants divertissements, de l’opium, des
pensums, du pop-corn ? Pas moi,
en tout cas).
Vivre ainsi à deux (à trois) s’avère
impossible, tandis que l’on peut découvrir, au hasard généreux d’une cinéphilie
encore en éveil, en dépit de la fatigue, de toutes les innombrables (bonnes et
mauvaises) raisons de désespérer, de soi, d’autrui, des sociétés, du cinéma,
pareil diamant noir, intrigant, coupant, finalement très émouvant.
À un moment métonymique, sa grandeur
magnifiée par une apparente insignifiance, Christine, bien amochée, isolée entre les siens, humecte son index dans un pauvre sourire et le passe sur une vitre, éphémère
bande-son autarcique, mini cri de secours, tentative de dialogue perdue d’avance,
à l’adresse d’un insecte impassible et immobile derrière la frontière fragile
et fermée du verre.
Souhaitons que ce texte rapide,
lui-même bouteille à la mer sur l’océan linguistique et numérique, brise
brièvement (possible moralité cathartique de la fable lucide), pour celui ou celle
qui le lit, l’enfermement souvent volontaire de/dans sa conscience douloureuse,
incestueuse, asservie, l’incite à franchir la porte entr’ouverte d’un château (pas
sadien, pas kafkaïen) moderne, maudit, singulier, familier, l’exhorte à
respirer enfin pour soi, libre et en mouvement parmi les blés (vade retro,
gladiateur Ridley) gentiment courbés, animés, in fine caressés par une main leste et apaisée.
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