Bad Guy : Les Amants criminels


Ravissement à double sens, passion à sens unique – et si l’issue de secours résidait en soi-même ?... 


À Audrey Jeamart

L’écrivain selon Poe, le dernier mot trouvé avant même de poser le premier : magma de la foule urbaine au plan liminaire, camionnette s’éloignant sur une route en bordure de mer durant l’ultime plan (d’ensemble), bientôt réduite à un point rouge sur fond noir et hymne suédois religieux dédié au Père qui accompagne, jour après jour, avec en point commun les protagonistes inconnus/reconnus.

Tout le film de Kim Ki-duk, cinéaste formé aux Beaux-Arts parisiens, se tient entre ces deux motifs graphiques et métaphoriques – vivre comme les autres/vivre en marge, épouser le courant/remonter à contre-courant, se fondre dans l’anonymat rassurant de la masse ou suivre un chemin singulier, inconfortable, accidenté.

Ce long métrage de peintre jamais pittoresque se place sous le signe émouvant et convulsif d’Egon Schiele, la reproduction de l’un de ses tableaux délicatement arrachée dans une librairie par l’héroïne (son ravisseur lui offrira sans un mot et à l’improviste le luxueux livre d’art, une fois « mise sur le trottoir » !).

« Art dégénéré », affirmaient les nazis, et l’opus sud-coréen suscita là-bas l’ire féministe (assumons ce rapprochement « tendancieux », à l’aune de notre détestation de toutes les censures, honnies ou à la mode).

Mauvais procès fait à un mauvais garçon mais à un bon film, puisque le cinéaste ne dissimule pas l’aspect sordide du milieu abordé (toléré par la police en touriste) ni sa violence foncière envers les femmes (et les hommes, à une moindre échelle, évacués ivres avec rudesse ou frappés à coup de batte de baseball dans une ruelle nocturne).

Mais, avec une intelligence et une éthique propres à son expression, il sait toute l’importance et l’impact du hors-champ, de l’imagination, souvent bien plus évocateurs et terribles que le déploiement du spectacle violent, contre lequel la suspension de crédibilité peut toujours jouer, rassurer.

Témoin ce plan remarquable, où la maquerelle en amorce, sollicitée par sa nouvelle recrue au nom de la solidarité féminine, déboutonne son chemisier pour lui montrer les ravages de la domination masculine, provoquant sa stupeur puis son effarement haletant (elle éprouve du mal à respirer, le spectateur aussi).

Sauvagerie et absurdité d’un univers (à l’ombre du terrorisme d’alors, celui de 2001, ou à venir, advenu en série en 2015-2016) tressées à la noblesse, à l’élégance, au quotidien (tricot, épluchage de poireaux), à l’humanité (même monstrueuse) des « marginaux » ; exploitation de ses semblables (du supposé « deuxième sexe ») placés en colorées vitrines décorées, tristes, souriants et jaloux mannequins aux panoplies d’usage, surveillés d’en haut (gardien de phare ou capitaine dans sa cabine) par la brute mutique. 



La première rencontre s’apparente à un vrai « coup de foudre », la petite frappe, grignotant une saucisse au bout d’une pique, sidérée par l’étudiante BCBG, si sage sur son banc municipal, au téléphone avec son amoureux.

Place à côté de la belle bientôt en colère, arrivée du rival, baiser à pleine bouche comme on mange un fruit acide, poubelle en métal à la rescousse, débarquement de l’armée qui passait par là (certainement pour se garder du voisin nordiste), silence et passage à tabac, scandale public et crachat – la scène mêle cocasserie et désespoir, violence et sentimentalisme, exposition et intimité, à l’instar du film tout entier, en réduction métonymique, disons.

De la matrice figurative et narrative, chorégraphie du refus, de l’appropriation, de l’étreinte au seuil du vertige et du lynchage, va surgir une belle et cruelle histoire d’amour, que seules les bonnes âmes de la normalité (hétéro ou homosexuelle), de la parité, de l’égalité, du respect, qualifieront de tordue, malsaine, insupportable, machiste, misogyne et autres gracieusetés.

Au temps du capitalisme mondialisé, le corps, propriété ultime et dévalorisée, sert de gage dans la double arnaque d’un vol et d’une dette à rembourser, l’usure du capital sexuel (virginité cotée de la victime) en monnaie d’échange d’usurier, en moyen de payer les frais d’hôpital d’un père malade, via des sex tapes improvisées.

Ki-duk ne s’attarde pas sur la dimension sociale du récit, même si le cadre des rapports de forces entre classes ou sexes demeure bien présent.

La romance (voire le conte de fées marqué par le sceau de la perversité) l’intéresse davantage, car elle permet un dévoilement plus intéressant des personnages, une mise à nu primordiale, à ne pas confondre avec un quelconque racolage des images (une exemplaire pudeur de regard habille deux acteurs audacieux et généreux, la débutante Seo Won et le fidèle Jo Jae-hyeon).

Sans soutien (le petit ami fantoche, pas même fichu de la déniaiser) et sans passé (orpheline, qui sait), Sun-hwa, après de difficiles débuts (viol interrompu, outrage hélas abouti), s’adapte à sa nouvelle vie, séduit les consommateurs avinés par sa « nouveauté », déçoit un client par son inertie (« On dirait que je baise un cadavre ! »), en ravit un autre par sa propre jouissance (réelle ou pas), observée pas à pas et chaque fois par un Han-gi en clair-obscur derrière la glace sans tain de la chambre, voyeur énamouré, coupable, regard baissé, ne pouvant pourtant détacher ses yeux du home/blue movie réalisé/diffusé (exploité, en effet) par son entremise.



Double du réalisateur reflété dans le miroir méta du film, il tombe peu à peu vraiment amoureux de son modèle, Pygmalion fasciné par sa Galatée de Corée, petite soldate sensuelle, réfractaire et résignée, par ailleurs élue de l’un de ses immatures comparses, qui tentera lamentablement de la faire évader de son enfer privé (Jean Rollin écrivain nous fait signe).

Han-gi ne s’y oppose pas, attend son heure, prisonnier à son tour de son obsession, de sa représentation (de l’amour et de lui-même), emmuré dans une geôle psychique à peine ouverte sur une mer grise et froide.

Dans une scène mémorable, pivot mystérieux et symbolique du film, le couple mal assorti se rend sur une plage et assiste, immobile, au suicide à la Virginia Woolf d’une jeune femme dos tourné.

Au sein du sable, une photographie déchirée, que Sun-hwa va reconstituer, coller sur la glace exhibitionniste (manque le visage des tourtereaux, remplacé par ceux, croisés, du maton mateur et de sa prisonnière pas espagnole, pratiquants d’un jeu d’échecs entre extase et déréliction).

Bien plus tard, juste avant l’épilogue, le morceau manquant, pièce du puzzle identitaire, surgira simplement, avec l’évidence d’un destin ironique et fantastique : il s’agissait d’eux, bien sûr, dès le début de leur « je t’aime moi non plus ».

Condamnés à éprouver une liberté de reclus volontaires (il la laisse partir, elle remonte dans la voiture de son sbire, il la ramène au point de départ de la diégèse, elle reviendra à lui après une passe avec un routier), d’amants platoniques – il la regarde dormir, la laisse vomir sur lui, couche à son côté, elle se détache et s’endort par terre, la tête au bord du lit –, à secouer en vain le joug qui les relie de toute éternité (énigme d’une élection, d’une affliction, d’une révélation), l’homme et la femme, délestés de leurs derniers vestiges passés (nervi nanti d’un invisible pic à glace artisanal, voix cassée de fausset aux cordes vocales abîmées, amitié sacrifiée en prison anxiogène, par exemple), finissent enfin par vraiment se rencontrer, par se voir pour la première fois, le miroir brisé (reprise visuelle du poing rageur lancé dans un vitre suite à l’esclandre), son artifice découvert par la flamme d’un briquet (d’un feu intérieur), une étreinte de noyés substituée à des gifles complices.

Happy end, pour nos Adam et Ève désormais sur la route, « travailleurs du sexe » itinérants ?

Oui et non, car elle continuera à se prostituer, cette fois pour lui (et elle-même), au gré des pêcheurs à la campagne (après les pécheurs de la ville), car ils s’aimeront à leur façon, qui vaut bien la vôtre.



La morale de la fable ne se résume en aucune manière à un éloge de la prostitution, de la soumission (myopie bien-pensante de la bienséance, de tous les donneurs de leçons, de style et de moralité, de ceux accusant autrui de leurs forfaits), plutôt à un dépassement des apparences, des stéréotypes, des rôles sociaux, des territoires indignes et injustes, sorte de révolution douce conduite « à la dure » et avec rapidité (sur le plateau, dans la durée de l’œuvre), par un cinéaste se démarquant sans peine, avec puissance et beauté (beau travail de Hwang Cheol-hyeon à la direction de la photographie, de Park Ho-jun à la musique), tendresse et cruauté, de ses illustres aînés (Bresson et son chemin vers la grâce incomplet, Buñuel et sa bourgeoise blonde encanaillée, Liliana Cavani et son scandaleux SM sincère, Kitano et ses tueurs simplets au cœur brisé, Wong Kar-wai et ses langoureux amants du soir, Sade et les multiples « crimes de l’amour », Wilde et la destruction de ce que l’on aime).

Le succès public confortera notre artiste de la caméra sur sa lancée stakhanoviste, avant que la peinture, au fil des saisons, d’une âme et d’une vie, dans sa sérénité cyclique, sa nature dramatique, bouddhique, apaisée, ne vienne définitivement lui ouvrir les portes récompensées de la reconnaissance internationale, où on le célébra plus tôt que chez lui, ainsi qu’un certain Takeshi.

La suite de sa filmographie reste à (re)découvrir, avec ses entrées lapidaires réduites à un mot unique, avec surtout le soleil noir, faussement incestueux et réellement intense, d’une pietà transposée en Asie, louée par nos soins.

Quinze ans après, les fleurs chantées par Etta Scollo (non andare via, supplie-t-elle, et nous ne partons pas, pas encore) continuent à s’épanouir dans le présent du visionnage d’un DVD offert en présent, dans la mémoire et la promesse d’un article tardif écrit à l’orée du printemps – tout, finalement, se recoupe (soleil cou coupé, de l’été ou du bouquet), tout se rejoint, par-delà les distances géographiques, tout s’épouse, comme au premier matin du monde et du cinéma. 
                         

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