Antarctic Journal : Snowpiercer, le Transperceneige
Neige en deuil, linceul de flocons, écho du tombeau : voilà une nouvelle
pépite désespérée en provenance de Corée du Sud, pourtant sise dans le Grand
Nord (ou presque)…
Découvert hier dix ans après sa silencieuse sortie – tel le carnet de bord quasi
séculaire retrouvé au hasard (?) par les explorateurs –, Antarctic Journal déjoue
le marketing et se joue des
étiquettes : en visionnant ce titre immersif, bien serti dans le double
écrin de son édition DVD chez Elephant Films, on ne pense ni à Carpenter (The
Thing), ni à Larry Fessenden (The Last Winter), ni à Werner Herzog
(Encounters
at the End of the World) mais à… David Lean, surtout celui du Pont
de la rivière Kwaï, et pas seulement pour les « scies » de
saison substituées (là, Marche du colonel Bogey, devenue Hello
le soleil brille ; ici, Douce nuit, sainte nuit), car les
deux œuvres, fresques intimistes à la fois adultes et populaires, présentent
des protagonistes obsessionnels, attachés coûte que coûte (en vies humaines) à
leurs projets insensés (ériger un édifice parfait en pleine jungle, atteindre le mythique « Pôle de l’Inaccessibilité »,
nanti de son impassible statue de Lénine), promis à une dérisoire victoire à
la Pyrrhus (explosion du monument sitôt construit, repère aux allures de croix
déterré in fine).
Alors que les années 50 – parenthèse
un peu terne d’après-guerre, ferment de La Fureur de vivre avant l’avènement
de la fausse Dolce vita (et l’Algérie ? Et le Vietnam ?) de la décennie
suivante – firent un triomphe à l’épopée martiale et « raciale » du brillant
Britannique, le début de la décade 2000, « traumatisée » par le
11-Septembre et sur le point d’entrer dans une crise économique n’en finissant
pas (au sein de certains pays européens, en tout cas), refusa sans surprise ce voyage
au bout de la nuit en plein jour. Un père endeuillé d’un enfant suicidé, de surcroît
endetté, divorcé, sa dernière expédition ratée, par ailleurs capitaine
impitoyable (afin que n’interfèrent les secours, transistor croqué tel un carré de chocolat !) de cinq hommes à
sacrifier sans ciller (scène intense de la corde coupée, laissant choir la
victime au fond de sa crevasse utérine), dont un seul survivra, orphelin et
fils de substitution, portraituré entre réalisme abstrait, stylisé (quarante
jours bibliques au désert des sentiments) et onirisme cauchemardesque
(hallucinations sous-marines, spectres furtifs, main blanche surgie de la terre
vierge et sur l’écran du caméscope) ? Ce projet suicidaire, vrai-faux blockbuster, certainement pas film
d’horreur et à peine d’aventure, malgré l’argent, la logistique (tournage
physique et ludique en Nouvelle-Zélande, avec visites du Premier ministre et du
compositeur comprises), la publicité (nul found
footage à l’horizon, Dieu merci), ne
pouvait que décevoir les espoirs et se prendre de plein fouet le mur glacé de
l’indifférence ou hérissé de piques par les critiques.
Le réalisateur, humble et passionné,
les acteurs, solidaires et impliqués, évoquent cet insuccès programmé, bien
qu’immérité, dans le disque dédié aux suppléments, comme inconscients du truisme suivant :
un film sur l’échec ne pouvait qu’échouer
(à moins de s’intituler Le Trésor de la Sierra Madre, et
encore). Nuançons et précisons – échouer à trouver son public d’alors
(celui d’aujourd’hui ?), tant l’œuvre, réussite plastique et symbolique, préparée/contée
avec enthousiasme et dévouement par une équipe de cent personnes sur une
période de six ans (deux sur le plateau et en extérieurs), possède une grande
santé jusque dans son évidente (et repoussante, pour d’aucuns) dimension
d’odyssée dépressive, de chronique d’une mort annoncée. Sa beauté, sa
puissance, proviennent ainsi de l’alliage apparemment contradictoire entre la
maîtrise vivante d’un premier film ambitieux et le caractère éminemment morbide
de son récit (écrit à six mains par Im Pil-seong, Bong Joon-ho et Lee Hae-joon,
son Des
nouilles aux haricots noirs loué ici même), le spectaculaire du décor
(plans d’ouverture en hélicoptère vraiment à couper le souffle) et des
événements (le blizzard, prouesse
numérique, la destruction finale de la cabane, idem) tressé à la linéarité d’une intrigue dite pauvre en rebondissements
(tout sauf un défaut), l’envie de filmer, de faire du cinéma sans auteurisme ni
racolage, équilibrée par une radicalité pour ainsi dire antonionienne dans le
traitement du temps et de son ressassement (le cinéaste, à juste titre, invite
à une appréhension basée sur l’émotion, sur la sensorialité, au détriment de
l’élucidation et de la logique, « ou alors le film vous semblera ennuyeux
et compliqué »).
Antarctic Journal, drame œdipien « emmitouflé »
dans l’anorak du survival, montre au quotidien, dans un décompte fatal, dans un périple qui tourne en rond, littéralement, la pulsion
de mort masculine alimentée à l’hubris ;
Choi, sorte d’Achab sur la mer gelée, ou de Jack Torrance culpabilisé par la
disparition du petit Danny enfin occis (Moby Dick, le roman homoérotique et
méta de Melville, Shining, la comédie noire et mélodramatique de Kubrick, en
influences volontiers, modestement assumées) marche vers son trépas, entraîne son équipage à sa suite, cherche à
réaliser l’impossible pour se sentir (re)vivre, se moque éperdument, géniteur
privé de progéniture, de « l’humanité » supposée nécessaire à une
telle entreprise (le film et l’expédition). Arrivé au fameux point,
« notre Enfer créé par le désir », comme le désignent avec poésie les
précédents aventuriers, scientifiques exprimant un bouddhisme implicite,
péris naguère, ressuscités à présent durant un court message audio et vidéo d’outre-tombe
(on songe au leitmotiv prophétique et anxiogène de
Prince
des ténèbres), appel à l’aide (« Save us ! »)
inutilement entendu par l’unique femme de l’opus,
relais impuissant et stérile avec le monde des vivants, Eurydice à l’abri dans
son oiseau de métal survolant en vain le cimetière immaculé où s’enlisent à
loisir les Orphée d’Asie, il ne reste que la rage de la vanité, du dégoût, de la désillusion et du désespoir.
Bercé par la partition discrète et
lyrique du grand Kenji Kawaï, Antarctic Journal séduit et envoûte
par sa frontalité mortelle, par l’épuisement communicatif, viral, de ses
personnages. Jamais il ne s’égare sur les territoires de la paranoïa, de l’écologie, de l’ironie, foulés par les films cités au début de cet article, mais marche droit vers la
mort, ose la regarder en face (avec des moyens certes différents du Moretti de Mia
madre), dans le miroir trouble, et cependant limpide, de la folie, en
particulier virile (Cronos fait reproche à son fils putatif de n’avoir pas su
l’arrêter à temps, se bat avec lui, dévore métaphoriquement sa portée ou ampute
l’un de ses membres, amateur autiste de bel
canto, de son pied gangrené). Porté par une distribution irréprochable, au
sommet de laquelle se tiennent bien sûr Song Kang-ho et Yu Ji-tae, figures charismatiques,
incontournables et talentueuses du cinéma sud-coréen contemporain, ce requiem brûlant à l’instar d’une douleur
enfouie, commencé dans la bonne humeur et les sourires, sous la tente
collective et lors du repas lyophilisé, s’achève dans le sang, la nuit et la
déréliction. « S’il vous plaît, s’il vous plaît » implorait le jeune
homme à bout de forces sur le seuil de la diégèse : nous le retrouvons
dans l’épilogue, au moment où les ténèbres polaires vont s’abattre sur le vide
virginal pour six mois, à genoux, revenu de tout, sans même un compagnon à qui
s’adresser, dont douter (Kurt Russell chez Carpenter).
Après le lancement d’une fusée de
détresse, le capitaine s’enfonce dans l’obscurité, et la caméra, dans un ultime
plan virtuose (notez l’intelligence des CGI), au croisement du jeu vidéo et de
l’œil divin, abandonne les deux anti-héros à leur sort ouvert, prisonniers de
la fable existentielle, de leurs démons familiers, du destin fermé de chaque
individu des deux côtés de l’écran (mourir, sur la banquise ou sur une plage).
Le journal, sésame maudit, story-board
annonciateur, transperce la poudreuse, écueil livresque, surréaliste et lovecraftien,
couplé au fantôme vocal d’un appel radio retentissant dans l’absence d’écho et
de réponse : la grandeur de ce « petit » film à vite redécouvrir tient aussi à
sa moralité désenchantée, à son infinie sensation de solitude et d’absurde, à
la pure couverture recouvrant au dernier acte, à la façon de la poussière d’une
cérémonie funèbre la tombe muette, les cauchemars éveillés de Six personnages
en quête d’auteur (Godot évanoui des hauteurs), six enfant perdus dans la
malédiction dupliquée de leur conte de fées pour adulte, sidérés par la
phrase ultime de notre universel et intemporel journal intime : memento mori, mon ami.
Content que tu ai fais cette analyse sur ce film méconnu dans nos contrée, j'espère que cela animera certaines personnes a regardé ce cinéma Coréen et d'autres.Car il faut dire que je défend depuis un certain temps ce cinéma que les français connaissent très mal et qui mérite une autre vision cinématographique et qui font un cinéma peut-être nihiliste mais un très bon cinéma.
RépondreSupprimerMerci, Jamel, et toujours un plaisir d'évoquer ce cinéma très riche, qui multiplie les genres avec adresse et générosité, sans doute parce qu'il croit encore aux puissances du "septième art", au lieu de recycler des figures et des postures comme ailleurs. Continuons à le défendre, ici ou sur ta bien sympathique communauté !
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