Feu de glace : Soupçons
Ivan Reitman produit, Heather Graham sourit, Chen Kaige s’exile, votre
serviteur fulmine…
Vieille rengaine : Hollywood en
sirène mercantile détournant les talents internationaux. Et Londres,
alors ? Chen Kaige, auteur, « sous l’aspect de l’éternité » (dixit Spinoza), du sympathique mais
surfait Adieu ma concubine (lauréat cannois, au côté du piano
désaccordé de Jane Campion, sauvé de sa noyade par la partition épique de
Michael Nyman), se rend en « perfide Albion », bien loin de Canton.
« Je ne vois pas de différence
entre la Chine et l’Occident », « C’est une histoire merveilleuse sur
des êtres humains » ose-t-il proférer ingénument. On se gardera de lui
donner des leçons de géopolitique ou de culture estampillée comparée, pour se
limiter à son brouet situé – qui voudrait bien, petit insolent – en territoire
hitchcockien.
La scénariste (et davantage production designer) Kara Lindstrom adapte un roman de Nicci French,
pseudonyme bicéphale d’un couple graphomane, pondeur de thrillers prisés par les ménagères. Une oie blanche (voire auburn) bosse dans une boîte de
conception de CD-ROM (cela existait encore, en 2002) et de sites sur Internet
(« Les hommes veulent de l’aventure, les femmes des histoires »
découvre-t-elle, pleine d’ardeur, ce qui lui vaut la responsabilité du projet,
ce qui renvoie ironiquement au parcours du personnage).
Face à un flic, elle se souvient
(oublions vite ce faux pas « chinois »). Au carrefour de sa si petite
vie (Jason Hugues, confortable caricature masculine amatrice de football télévisé, privé de l’inspecteur
Barnaby), devant un feu rouge au symbolisme puéril (les miroirs
schizophréniques joueront le même rôle métaphorique), elle effleure la main
d’un inconnu, se prend à son regard, avant de se faire prendre par lui dans sa
garçonnière (celle de sa sœur, en fait), après une course en taxi (Emma Bovary
et Rodolphe copulaient dans un fiacre, à chacun son transport sexuel), la
conductrice complice dans le rétroviseur (pensons au chauffeur mateur de Pulsions)
et son prénom révélé (l’étalon taira le sien, Brando de province sans tango ni motte de beurre, alpiniste
grimpant sur les sommets et les femelles, française ou américaine).
Alice, au pays des merveilles de la
chair sans paresse, du monde intensifié, découvrira le nom de son Apollon sur
la couverture d’un livre à lui dédié : héros et rescapé d’une expédition
qui tourna mal, où il perdit sa French
compagne (« Françoise Cloquet » avant « Adèle
Blanchard » : drolatique patronymie vue d’outre-Manche). Ah, ces
pitons de contrefaçon, contrairement à celui auquel accrocher un ruban de soie
afin d’étrangler gentiment, dans un chalet au coin du feu, la donzelle goûtant
les délices du supplice et de la soumission, ignorante suiveuse de la castratrice
nippone de L’Empire des sens (quarante ans de féminisme pour en arriver
là, à ce SM « de patronage », à ces lucratives nuances de marketing génital, à ce désolant rapport
maître-esclave sans aucun rapport avec une relation adulte, sexuelle ou pas).
Chen Kaige déclare avec
reconnaissance qu’il ne pouvait réaliser de telles scènes chez lui, mais son
érotisme aseptisé nous assoupit (jolis poitrine et postérieur de Heather
Graham, actrice juvénile au charme espiègle apprécié chez David Lynch, Paul
Thomas Anderson, Wes Craven, Jay Roach, les frères Hugues, les cinéphiles de
sexe féminin plus attirées, ou pas, par ces mêmes zones érogènes dévoilées par
Joseph Fiennes, not so fine, on en
reste à son frère, impressionnant Lecter ou Spider). Hélas, ce transparent bellâtre
aux sourcils peignés peut bien lui planter autant qu’il veut son piolet dans le
mont de Vénus, il possède une séduction de salsifis et une expressivité de
navet.
Feu de glace – titre français à la Choderlos de
Laclos, traduction infidèle et réflexive du Killing Me Softly
original, guère plus convaincant, avec son clin d’œil musical à la grande
Roberta Flack – s’effondre dès son générique, avalanche poudreuse et
poussiéreuse, de surcroît au ralenti, de surimpressions des ébats sur la cime
phallique et enneigée. Comme un incipit
donne le ton et l’enjeu du reste d’un texte à venir, cette introduction (et le
catastrophique prologue à sa suite, avec ses chutes ridicules pas même shootées par le cinéaste) annonce la
couleur (du désastre, pas de la passion) : on va souffrir devant cette
bluette, vendue en réflexion sur l’identité, le doute et la paranoïa des amants.
Le déplaisant puritanisme, hypocrite
et victorien (pléonasme sériel), de l’ensemble – baise avec n’importe qui, ma chérie, ainsi tu finiras pas épouser
un psychopathe perverti par sa sœur incestueuse éliminant régulièrement ses
conquêtes – rappelle celui de Louis Malle, fournisseur de scandales éventés,
avant sa canonisation en adieu daté aux gamins déportés, filmant Fatale
dans un cadre et une « morale » identiques.
Mœurs victoriennes, cinéma
encaustiqué, à l’irréprochable photographie (Michael Coulter), à l’impeccable direction
artistique (Gemma Jackson), le « septième art » confondu avec un
magazine de décoration intérieure (ou d’architecture, dans le cas d’un Scott
Ridley, pour ne pas le nommer), silhouettes bidimensionnelles qui jamais ne
connaîtront le battement de cœur affolé, esseulé, le sang bouillant,
intransigeant, le sperme et la cyprine auto-produits, entre-dévorés, l’énergie
féroce et puérile, absurde et nihiliste, de la passion (le monde n’existe plus,
hors ta bouche d’ombre humide, ton épée tendre érigée, brûlons donc dans notre
jeunesse jouisseuse, au feu glacé de l’égoïsme sentimental et autiste, quitte à
enterrer la fin de notre liaison dans un cimetière propre à ravir Tim Burton).
Nouveau commencement avec le premier
homme baptisé Adam et vaudeville centenaire issu du théâtre bourgeois (la sister remplaçant le mari), « ménage
à trois » souvent risible avec son bondage
de maternelle (« Il faut que j’aille faire pipi » s’excuse et ruse la
jouvencelle, afin d’être détachée de la table qui leur servait plus tôt à
pratiquer la sodomie – la levrette, plutôt, pas d’analité au pays ami des Video Nasties, de la correction scolaire, des abus pédophiles et autres
particularités pédagogiques).
Déterrer un cadavre et le passé, dans
l’épilogue plaisamment gothique, se débarrasser de la sorcière flanquée de son
maléfique chat noir (la « bête à deux dos » fait fuir la bête
omnisciente et muette) avec une fusée de détresse (jadis, on tuait le loup-garou,
de la Universal ou de la Hammer, et jusqu’au loupé Peur bleue commis par
Stephen King, d’une balle en argent), mordre dans le fruit défendu (l’amie,
consolant bientôt le cocu, condamne : « Tu es en train de détruire
deux vies ») puis s’en mordre les doigts.
Une pomme frottée par Adam sur sa
manche, celle du verger biblique, du « placement de produit » pour The
Guardian, les lettres anonymes, dénichées, une ancienne copine à la
peau translucide cherchant à soutirer quelques livres sterling avec son canular de viol, le voleur au tatouage en toile
d’araignée, fracassé à coup de cabine téléphonique rouge et ensanglantée, un
mariage immaculé dans l’église héritée, l’alliance facile (et référentielle aux
couvertures des traductions néerlandaises, semble-t-il) d’une amoureuse,
littéralement mise à nu dans sa vitalité « crucifiée », avec une
sculpture funéraire ; pour finir, l’escalator
(pas celui de Carlito Brigante) sur lequel on se croise, sans un regard ou
presque, surplombé par un dernier trait d’humour sur la « fille de la
plaine » (de l’Indiana) ne pouvant suivre sur ses hauteurs l’homme
perturbé, in fine innocenté (coucher en famille, péché véniel d’adolescence).
De ce téléfilm de luxe tuant, (trop)
joli (pour être honnête) à visionner, la neige en motif récurrent « cousu
de fil blanc », idéal pour une programmation d’après-midi sur TF1
(distributeur du DVD) ou M6, histoire d’accorder, avec une méprisable et
méprisante bienséance superficielle, aux téléspectatrices célibataires (ou
insatisfaites) leur part pitoyable de frisson inoffensif, de plaisir solitaire
(Alice glisse ses mains lisses au creux de ses cuisses contre le cuir du siège
– que diable fait la police de l’onanisme ? « On s’en branle »,
à vrai dire, on ne brûle guère de le
savoir), il faut cependant retenir les belles compositions de Patrick Doyle.
Ce fidèle de Brannagh ou Wargnier
signa son chef-d’œuvre pour De Palma (retour à L’Impasse) ; ici, sa
musique à fleur de peau, d’une délicatesse exquise, d’une élégance très
britannique (bémol des origines écossaises), allume dans l’oreille mélomane un
brasier de notes sombres et chatoyantes, alimenté on ne sait comment par les
tristes pantins orphelins s’agitant sur l’écran, « bande originale »
d’un (bien) long métrage dispensable, d’un ratage qu’elle vient in extremis
rédimer (Natasha McElhone, revenue de Ronin, et Ulrich Thomsen, survivant
de Festen,
se limitent à prodiguer de la « figuration intelligente »).
S’il existe un enfer des réalisateurs
(les interviews en modèle
d’autosatisfaction laudative et de promotion généralisée, sous le sceau de
« l’inspiration » partagée, manquée), l’aimable Chen Kaige y rôtira pour
cela, crime anecdotique, certes, comparé à ceux de la Révolution culturelle,
mais impardonnable par le spectateur fort marri/transi d’avoir perdu deux
heures de son existence exigeante (rançon de la réputation, de la curiosité, du
prix très réduit) devant cette fable infantile « descendue en
flammes » par la critique, reçue avec une indifférence glacée par le public. Qui sait, il
apprendra alors, peut-être mais trop tard, à filmer avec feu et grâce les brûlures
à froid du désir sans repentir, de la discutable fusion sans illusion ni convention…
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