Les Formidables : Vivre sa vie


Sujet + verbe + complément : le temps d’une critique à cent à l’heure, célébrons une désespérance, une romance et une renaissance… 


Efficace mais banal, lit-on (vite, peu) sur la Toile. Citons Cyrano : « C’est un peu court, jeune homme ! » Ce polar coréen nous séduit par ses multiples régimes et ses humbles ambitions. Le flic « ripou » au bout du rouleau ne doit la vie qu’à son fils hospitalisé, et encore. Il quête la gueule du revolver comme d’autres recherchent des oasis. Il suffoque dans sa défroque en cuir ocre. Il passe les menottes à son ennemi (titre original) intime à la suite de Hitchcock. Qui prisonnier, qui victime volontaire ? De son côté, le cuistot rangé des affaires s’interroge sur la signification de nouilles épicées. Un soir comme les autres, il replonge dans son passé d’endetté. Du « fric » pour opérer l’enfant qui pète gentiment, du « fric » pour vivre honnêtement avec une petite amie qui ne se laisse pas faire (elle ébouillante des policiers, ce qui fait rire une policière). Le film débute à la nuit tombée, s’achève dans le jour incertain. Radio allumée : le co-équipier rumine son racisme ordinaire : « Il y a de plus en plus de criminels immigrés ». Réponse immédiate du premier personnage principal : « Coffrons plus de Coréens ! » Plus tard, on découvrira que les racines du Mal proviennent d’un orphelinat. Figure terrifiante du directeur, père par procuration, pervers par profession. Le big boss voulait piéger sa progéniture putative. Devant ses tableaux de maîtres, il déforme la jeunesse (« Vous en faites des chiens » crache le flic suicidaire). Une montre-magnétophone signera son emprisonnement : preuve orale de son emprise maudite sur les âmes dociles.

Séoul by night, ville de lumières calligraphiques, enfer coloré où se damner une dernière fois, où se racheter, qui sait ? L’œuvre mélange les tons et trajectoires, les cascades et les CGI, les câbles et les vraies blessures (l’actrice se fait une grosse bosse à la tête en tombant sur le sol en marbre du métro !). Voilà un cinéma qui ne ment pas, qui croit encore en lui-même, aux puissances du « septième art » littéralement pourri sur pied ailleurs. Nous devons aimer, saluer, remercier cela. Sous la panoplie à couper le souffle du film d’action, entre le rire et les larmes, respire un long métrage qui va très vite et sait prendre son temps. L’introduction en modèle d’exposition, avec le partenaire abattu par un colosse chauve, en imperméable gris et lunettes noires à ravir Frank Miller (les flics le crucifieront de leurs balles en jaillissements rouges). Beauté du pacte faustien près du restaurant ambulant, l’ami perdra la vie en messager maudit : quelques minutes de répit avant la prochaine poussée d’adrénaline (la chute de lambulance évasive à la croix verte dans un fossé aux allures de décharge, après sa collision numérique avec un vrai train). Une femme seule à une table, une cigarette à fumer ; dans un parc nocturne, nos Jules et Jim d’Asie à l’écouter chanter a cappella (qui dira jamais la bouleversante profondeur d’une sirène, même susurrant de la pop, « K » ou pas ?). Et cette très juste scène d’amour sexuelle, les amants tendres et radieux dans leur court bonheur, dans leur don hors de prix loin de la marchandisation généralisée des organes, des nouveaux départs, des hiérarchies, légales ou illicites.


Une violence sèche, aussi, dans le sillage du cinéma US des seventies. Le désir de cinéma, l’envie de tourner au quotidien, dans le respect, l’enthousiasme, l’implication, la bonne humeur, apparaissent dans chaque putain de plan des Formidables, et finissent par rendre le film vraiment digne de son titre, malgré ses imperfections de deuxième ouvrage (on admire trop Orson Welles pour ne pas trouver à redire à sa vraie-fausse biographe de Hearst). Le réalisateur parle à bon droit de fossé générationnel, de souhait de vivre sa vie en dehors des carcans sociaux. Penser, agir, rêver par soi-même, surtout là-bas, à l’ombre toujours menaçante d’une improbable et redoutable dictature. Pas d’innocents, ici, pas de preux et puérils chevaliers en lutte contre le désordre du monde. Rien que des adultes blessés par et dans leur enfance, avides de néant, de peau, de mouvements dans l’espace, d’une seconde chance à saisir, quitte à se prendre un projectile létal dans le flanc (tel le soldat endormi, déjà mort dans son cresson bleu, de Rimbaud, poète-météore et trafiquant d’armes amputé sous les dents de la gangrène). Cet article, on ne le relira pas, on évitera de le corriger, de jouer les annuaires ou de contextualiser. Écrire vite, vivre sans souffler, mais savoir également tout le prix d’une pause, d’une modulation du rythme. Coups de poings ou de sabre, caresses à un enfant ou à une amoureuse, chuter, vouloir en finir, se relever, ébaucher une amitié, sans le fantôme de Bogart et Claude Rains à « Casa ».

Quelque chose vainquit notre fatigue physique et existentielle d’hier soir, la vélocité du film, son humour, sa tentation du nihilisme. Au cœur du vortex, un passage à l’âge adulte et une transmission, un relais compromis. Ouverture et fermeture en voiture (Jim Morrison apparentait la vie d’un Américain à une virée automobile), ceinture du périphérique et de sécurité. La vie et le film dans l’habitacle, derrière le pare-brise, au volant, à freiner ou à accélérer. Boucle bouclée, fin ouverte : le flic sauvera-t-il son marmot (et son âme) ? La jeune femme amoureuse, pleurant sur le port le départ illusoire de sa moitié masculine, petite sœur de Fanny magnifiée par Pagnol, la retrouvera-t-elle enfin ? Le voyou au cœur tendre, l’argent sale du bar alloué au « minot » pour ses soins, guérira-t-il malgré son placement dans le cadre à la « place du mort », et ce sang qui s’écoule de sa hanche christique ? Les réponses appartiennent au spectateur et à l’horizon de l’ultime plan, profondeur horizontale du champ après les arrêts sur image du générique. Courir, aimer, pleurer, se blesser, « tuer le père », en adopter un autre, imprévu, faire du vélo dans un quartier-labyrinthe, reprendre un canevas de genre non pour le subvertir – piètre passe-temps occidental de formaliste à vite dégager de l’écran –, le commercialiser – quel problème avec les films dits populaires, du moment qu’ils n’infantilisent ni ne racolent ? –, mais l’animer, lui donner corps et sens. Vitesse du défilement des vingt-quatre images, et si peu de temps devant soi pour dire les mots justes entre hommes et à une femme. Nulle trace d’homoérotisme, pourtant, de piteuse réflexion spéculaire. Course et non classement.


Avec son attention aux visages, sa science de l’espace urbain, l’habileté de son montage, son réalisme constant mâtiné de séquences bigger than life (course sur les rails à l’arrivée de la rame), sa mélancolie ludique et sa discrétion méta (épisode au cinéma, affiche du Grand Bleu comprise !), Les Formidables ne réfléchit pas. Mieux, il fait réfléchir dans l’émotion (emotion picture, en effet, Samuel Fuller) et ses aphorismes désabusés – « On naît et on meurt seul », « La vie est un caniveau », « J’ai mal, mais pourquoi je devrais en pleurer ? » – résonnent partout et de tout temps (le film date d’une dizaine d’années). « On va vivre à fond les manettes, maintenant ! » : dans cette épitaphe emplie de vie, de lucidité désespérée mais vaillante, pas encore vaincue par l’épuisement des jours, des poursuites, des humiliations, résident la morale du modeste opus, sa grandeur insoupçonnée. En compagnie du cuistot juvénile, croyant à sa force d’élan, à sa lumière intérieure, le flic s’affranchit des ténèbres, s’ouvre au jour, revient à la vie. Le cinéma, art des morts, nous apprend une nouvelle fois, une fois de plus (pas de trop), à garder les yeux ouverts, l’esprit affûté, les mains bien arrimées au gouvernail de notre existence. Vivre pour soi, avec les autres, conjurer le sort, rouler plus vite que la mort. Elle nous attend patiemment, passagère naturelle à l’arrière, son rictus reflété dans le rétroviseur. Et alors ? Il nous reste de l’essence et un appétit de jouissance, chérie : attache ta ceinture et visons l’infini… 
                                      

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