L’Inhumaine : Bouge pas, meurs, ressuscite
La voix de sa maîtresse, le voyage invisible, l’ubiquité des
sentiments : notes (de musique et de critique) sur un film « monstre »
(cf. l’article-entretien paru dans les Cahiers du cinéma d’avril), bicéphale et
visionnaire...
L’Inhumaine démarre sur les chapeaux de roue, littéralement, du côté de Rouen, puis s’enlise
dans l’ennui d’un drame mondain, quelque part entre Henry Bernstein (prisé par
Resnais, adapté par notre auteur avec Le Bonheur, récit d’un « attentat »
contre une actrice) et L’Homme à l’Hispano (la voiture,
toujours). L’Herbier, pour les extérieurs, use de maquettes calamiteuses
annonçant celles d’Un flic (Melville et son train électrique métaphorique) ;
pour ses intérieurs en studio, il enrôle la fine
fleur (fanée) de l’architecture, de la peinture, de la verrerie, du design et de la couture de l’époque,
aréopage – Robert Mallet-Stevens, Pierre Charreau, Paul Poiret, Fernand Léger,
René Lalique, secondés par deux débutants nommés Alberto Cavalcanti et Claude
Autant-Lara – amateur de lignes droites, de géométrie domestique, d’élégance
gracile et de passions poussiéreuses. Dans le génie de la litote suranné des
intertitres Art déco (« Cantatrice célèbre, femme étrange ») se donne
à lire un (tout) petit combat de coqs
cosmopolites (maharadjah enturbanné, « apôtre » révolutionnaire au
paronyme russe inspiré de… Lénine !), courtisans fantoches énamourés d’une
diva sur le retour (Georgette Leblanc, sœur de Maurice, le père de Lupin, aux faux airs de Françoise Rosay,
sa douceur autoritaire en moins), avec aussi peu de talent que la compagne
infortunée de Welles dans Citizen Kane – son aria à la radio constitue un sommet
d’humour involontaire, suprématie dérisoire de la voix humaine (pas celle de
Cocteau, quoique) réduite à une bouillie de phonèmes, « aboli bibelot
d’inanité sonore », pour citer le beau vers de Mallarmé, grand fan de la dame en muse symboliste, transporté
aux quatre coins du monde colonial – ah, ces Arabes et cette négresse
à l’écoute de la parabole ! – par le miracle laïc de la TSF. Les « audaces »
de réalisation du fondateur de l’IDHEC se résument à deux ou trois panoramiques
censés donner une impression de vitesse, à une plongée par-ci par-là sur le sol
en damier encadré de douves (et peuplé de cracheurs de feu indigènes introduits par des valets masqués) de l’atrium de
la Castafiore, à une cascade propre à faire sourire les casse-cous de Mack
Sennett : cinéma d’art et de gare, cinéma figé en train de pourrir, dans
les teintes retrouvées de la pellicule d’hier, pareillement condamné à
disparaître, ou à réapparaître dans les romans pour jouvencelles de 7 à 77 ans
d’aujourd’hui (qui dit Marc Levy ?).
Pourtant, à mi-parcours, à l’orée du
second acte, l’œuvre se casse en deux (les longs métrages schizophrènes ne datent ni de Psychose ni de L’avventura, ni même du Grand
Jeu de Feyder, matrice méconnue de Sueurs froides) dans la (fausse)
chute de l’insipide ingénieur, et tel un phénix va renaître jusqu’au final,
dont le sentimentalisme œcuménique résonne avec celui du Lang de Metropolis
(l’inhumaine du titre regagne son humanité grâce à la science, on ne parle plus
de cerveau et de main mais d’oreille et de cœur), tempéré par un mépris non
dissimulé pour la populace (marchande
d’andouilles et de boudins aux sourcils broussailleux, hommasse avec jeu de mots ad hoc : « Une femme sans
entrailles ! » ose-t-elle à propos de Claire Lescot, et paysanne
« innocente » à la Griffith décédant d’un arrêt cardiaque, sans doute
sous le coup de l’émotion radiodiffusée) et le communisme à peine crypté (le film, durant les préparatifs
du complot pendant le récital à Garnier, voit
rouge, là encore au sens non figuré de l’expression). Les bourgeois
pourront dormir tranquilles, dans leur xénophobie « naturelle » et de
roman-feuilleton (scénario de Mac Orlan, cependant) devenue un ressort
narratif, un cliché visuel (inutile de préciser qu’un acteur blanc, Philippe Hériat, incarne le basané, bien avant le chanteur de jazz
du parlant). Si l’opus parvient à séduire malgré tous ses défauts, il le doit à
sa puissance lyrique autant qu’à sa dimension méta (et prophétique). Le
cinéaste met en scène une mystification ludique (l’accident et le mannequin
sous son suaire, présage de la mort illusoire de Feu Mathias Pascal) et
une vérité technologique (la puissance des ondes quadrillant la planète, la
transformant en « village global » puis en agora depuis l’avènement de la Toile (notez le motif arachnéen dans
le labo du bellâtre, transparent Jaque Catelain), une solitude mortelle (la
femme, dans sa villa-tombeau, au milieu des prétendants ; l’amoureux
transi, dans son foyer phallique, au milieu de ses ouvriers anonymes revêtus de
latex SM) et une renaissance symbolique (retour du jeune premier,
ressuscité/ressuscitant sa dulcinée transcendée par un amour collectif,
unanimiste, inséparable d’un pointe narcissique d’orgueil artistique).
L’Inhumaine, presque à son insu, se place en
chaînon manquant entre Le Fantôme de l’Opéra et Frankenstein,
autres fables mémorables sur le renouveau, la traversée des apparences, l’hubris des « grands horlogers »,
le mélodrame (dans l’acception musicale et lacrymale du mot) du progrès ou du bel canto en huis clos. La chanteuse
accède à la douleur iconique d’une pietà, avant de succomber pour de bon à la
morsure d’un serpent (clin d’œil à Cléopâtre et au tentateur biblique), tandis que l’ingénieur, Christ moderne, joue les
réalisateurs devant son grand écran de télévision (L’Herbier s’y mit tôt),
avant de s’avérer Orphée ramenant à la vie sa chère devenue enfin tendre. Le
film, lui-même exhumé, ranimé par les soins attentifs de Serge Bromberg, ce qui
boucle la boucle, révèle in fine sa
nature réflexive, la mystérieuse machine du savant dédoublant la machinerie dynamique
et dangereuse du cinéma, art des morts qui s’ignorent, des spectres revenus à
la vie, magie noire et blanche abolissant les frontières, les années, les
langues. Le montage, signé par le cinéaste, peut dès lors s’emballer, plus
proche d’un orgasme filmique – et filmé – que du mouvement ivre de La
Roue de Gance ou des considérations « politiques »
d’Eisenstein, et l’expressivité plastique des teintes originelles jaillir avec
la force émotive retrouvée par Dario Argento dans Suspiria : il s’agit bien,
il ne s’agissait que de cela, au fond,
de célébrer, bien plus que les arts du temps, l’art du vingtième siècle, labellisé « septième », et la
brochure publicitaire enthousiaste et empesée pour l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes
de 1925, baptisée par le générique « histoire féerique » (on pense
aussi à La Fée Électricité de Dufy, voire à la poésie mécanique de Kraftwerk),
peut s’admirer « telle qu’en elle-même enfin l’éternité de la restauration
numérique la change » (mention à la bienvenue bande-son d’Aidje Tafial,
substituée à la partition originale et naufragée,
paraît-il, de Darius Milhaud) : un art poétique épique, sous influence
cubiste et futuriste, un chant d’amour à la véritable « inhumaine »
donnant à voir comme nulle autre notre humanité, pour le meilleur et le pire –
la caméra, bien sûr…
Note (de lecture) recommandée :
le texte très complet d’une sympathique blogueuse
mélomane…
Une amie parcourt vos pages, tombe sur "matrice méconnue de Sueurs froides" (une accroche qui dans notre petit cercle fait mouche), se procure Le grand jeu, m'incite à le voir ! Et... Ah ! Quel film ! Comme on est sur la même page, la même amie fort curieuse, fort cinéphile et fort lucide, se procure L'inhumaine, m'incite à le voir et... Affaire à suivre.
RépondreSupprimerRavi de vous faire découvrir ce beau titre de Feyder, doublement (bien) porté par la troublante Marie Bell, également appréciable, dans un registre plus mélancolique et moins exotique, feuilletant Un carnet de bal pour Duvivier (l'un de nos cinéastes de chevet)... On attend la suite avec impatience - et merci à votre amie de sa lecture !
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