L’Affaire Rachel Singer : Le Passé
Suite à sa diffusion par France 2, retour sur le titre de John Madden.
Le film s’ouvre à dessein sur trois
silhouettes à contre-jour : il va mettre en lumière la part d’ombre de
personnages liés par un pacte secret, un silence forcé, une liberté illusoire.
Nul n’en finit jamais avec son histoire, et surtout pas les victimes de
l’Histoire : telle pourrait être la morale de ce thriller révisionniste – un comble, dans le contexte !
– d’une « redoutable efficacité », selon la formule consacrée, qui
donne à voir, en petit exercice méta de manipulation du spectateur, plus proche
du roublard Sixième Sens que de l’incertitude fondamentale et déstabilisante
de Rashōmon,
deux versions d’un même événement, l’exfiltration d’un ancien nazi surnommé avec
dérision « le Chirurgien de Birkenau » hors de Berlin où, marié, il
officie désormais, notez l’appréciable ironie, en tant que gynécologue (« Voici
ma main et voici le spéculum » dit-il de façon pédagogique à l’héroïque
héroïne, devant subir l’invasion de son territoire le plus intime, après le
saccage définitif de l’utérus maternel dans les camps d’extermination, ce qui
nous vaut un jeu de mots scatologique et francophone involontaire sur fond d’Argentine,
repaire avéré, en forme de retraite cachée, de plusieurs SS oisifs, quand le
maudit médecin lui demande le nom du théâtre de Buenos Aires, nommé Colón). Dans la grise métropole
allemande divisée en zones internationales, les trois agents du Mossad jouent
les couples amoureux et poursuivent la guerre par d’autres moyens, bien décidés
à présenter le bourreau (très juste Jesper Christensen, vu aussi dans Casino
Royale et Melancholia, confirmation de l’adage hitchcockien liant la
réussite d’un film à celle du « méchant » et curieusement baptisé
Vogel, à l’instar de Gian Maria Volontè dans Le Cercle rouge) devant
ses juges, sous le soleil purificateur d’un nouveau pays parvenu, en 1967, à sa
maturité, à son âge d’homme, mais pas encore prêt, sans doute, pour affronter
un fait divers démystificateur.
Hélas, la belle et glorieuse histoire
racontée de retour au pays, légende dorée expurgée de ses zones d’obscurité –
meurtre du monstre lors de sa
tentative d’évasion, d’une seule et unique balle experte et féminine –, cède
vite la place (du mort) à une relecture absente de la biographie/hagiographie que vient de
consacrer sa fille à la mère, veuve divorcée devenue icône nationale : un
simple bout, très coupant, d’assiette, va changer la face des choses – et le visage de Jessica Chastain. Le stigmate porté à sa suite par Helen Mirren
métaphorise toutes les blessures concrètes et symboliques infligées à ce peuple
« faible » (dixit l’émule
de Mengele), incarnation indélébile de la catastrophe
survenue une trentaine/cinquantaine d’année plus tôt. Le suicide « routier »
de Sam Worthington, la vraie révélation du film, débarrassé du bleu puéril d’Avatar,
bien encadré par une distribution au diapason, dont les deux belles actrices
précitées, duo d’alter ego pour donner corps à une unique protagoniste (le Buñuel de Cet obscur objet du désir ?),
orphelin et survivant terrorisé à l’idée d’aimer, s’il s’explique par le poids
du mensonge et la vanité de la quête consécutive, renvoie surtout à la
culpabilité des enfants de la Shoah, armée des ombres melvillienne écartelée
entre l’autisme machiste, martial, du super-héros et le questionnement
identitaire à l’ombre du génocide, dans le voisinage sanglant du meilleur
ennemi palestinien (sur cette double problématique, cf. notre article consacré
au Policier,
autant que le feuilleton Hatufim, avec Jonathan Uziel en bref
point commun). L’espace berlinois, volontiers mental, cartographie le trauma
initial, et les trois titres se basent sur une prise d’otages
significative : le jeune État, d’une façon ou d’une autre, reste
prisonnier de son passé, encore là-bas, la nouvelle génération doit exorciser les démons de la
précédente pour enfin vivre au présent, quitte à renverser les rôles
(« Nous ne sommes pas des animaux » rappelle David à Stefan).
L’œuvre, en outre, reproduit la
délocalisation diégétique, puisqu’il s’agit du remake anglo-américain (produit par Miramax, la société des frères Weinstein, adeptes d’une vision « réactive » et non plus « passive »
de l’Holocauste, pour faire court, partisans de Sobibor plutôt que de Dachau, et
Marv Films, celle de Matthew Vaughn, le réalisateur de Kick-Ass, également scénariste
ici) d’un long métrage israélien, par ailleurs exempt du triangle amoureux et
destructeur à la Jules et Jim. Hollywood, territoire cosmopolite à la judéité
originelle (lire à ce sujet l’essai exhaustif de Neal Gabler, intitulé Le
Royaume de leurs rêves : La saga des Juifs qui ont fondé Hollywood)
et contemporaine (le souligner, voire le critiquer, à la manière de Youssef
Chahine, ne saurait certes s’apparenter à de l’antisémitisme), calibre la fable existentielle en film
d’action à l’épilogue pragmatique, revanchard et moral (Rachel finit par écrire sa vérité,
avant de terrasser son Golem à elle en Ukraine, au moyen d’une seringue létale,
puis se relève, même grièvement blessée). Madden dirigea
précédemment, à la TV, Miss Mirren dans l’un de ses meilleurs rôles pour une « saison » de Suspect numéro 1, ainsi que quelques épisodes de la série Inspecteur
Morse et les redoutables Capitaine Corelli et Indian
Palace, avant de décrocher l’Oscar du « meilleur réalisateur »
pour Shakespeare
in love – on se demande bien pourquoi au vu de sa mise en images
anonyme, piètre écrin pour des comédiens grâce auxquels le long métrage,
pourtant, se suit sans déplaisir, pour user d’un autre
cliché langagier. Primé à Beaune mais privé de vrai regard, amoindri par une
philosophie narrative simplificatrice et majoritaire, L’Affaire Rachel Singer
demeure l’ombre d’un grand film sur le deuil impossible, la responsabilité
individuelle et collective, la confrontation avec le Mal, banal et
insupportable, les mythes nationaux fondateurs (à comparer avec l’équivalent
hexagonal, validé par de Gaulle, du « Tous résistants ») et la
persistance de la violence ; on se contentera donc, telle Rachel, de sa
victoire à la Pyrrhus, entre divertissement
convenu, inoffensif, et portrait de groupe attachant, douloureux, au trio se
refusant le bonheur d’aujourd’hui, ou de la fin des insouciantes années 60, par « devoir de mémoire » et
dette (le titre en VO) envers leurs ancêtres et eux-mêmes, piégés et ennoblis via la conception
qu’ils se font, in fine, de l’honneur, d’Israël et de la réalité.
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