Pieta : Lady Vengeance


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Kim Ki-duk.


On sourit souvent devant cette pietà très peu catholique, comme face à Psychose, Massacre à la tronçonneuse (le protagoniste partage quelques caractéristiques avec Leatherface, dont une forme d’autisme puéril, et glisse à sa suite dans le sang de ses forfaits), Salò ou les 120 Journées de Sodome ou Hostel ; la dimension drolatique de l’œuvre semble avoir échappé à ses commentateurs, révulsés par une violence pourtant hors-champ, paresseusement qualifiée de gratuite et arrogante (pour mémoire, Hitchcock, Hooper, Pasolini et Roth essuyèrent les mêmes critiques infondées). Pieta, tels ses illustres prédécesseurs – auxquels il convient de rajouter Cannibal Holocaust, autre blasphème pour les défenseurs de la « cause animale » –, se lit volontiers en satire du capitalisme triomphant, arrivé au stade terminal de l’exploitation, celle du corps même des asservis (Kang-do paraît d’ailleurs un Zombie dans la première partie du film), mais ne saurait, heureusement, se réduire à cela, pas plus qu’à une variation (très réussie) sur le thème de la vengeance ou l’étude épurée d’un Œdipe « exotique » (vite dissipé par le doute identitaire).

Le système, à vrai dire, fonctionne (trop) bien : dette, usure, mutilation, assurance – tout irait dans le meilleur des mondes possibles, ici un quartier dépressif de Séoul, promis à la ruine par l’appétit immobilier, si une inconnue ne surgissait de nulle part, une anguille et un numéro de cellulaire à la main, belle comme un désastre, dangereuse comme le salut ; la fausse mère (des larmes, mais bien plus convaincante que chez Argento, grâce à la remarquable et remarquée Jo Min-soo, venue de la TV) va vite convaincre son rejeton d’adoption, exécuteur insensible des basses œuvres de l’économie de marché, autant que jardinier de sa propre part d’ombre (Lee Jeong-jin, excellent, possède une formation d’horticulteur, associée à un parcours de mannequin et d’humanitaire !), de ses remords, de sa contrition, dans la promesse tacite d’une vie nouvelle (Dante après Sade) à deux, dans la joie sans pareille de retrouvailles toutefois bien mal parties (viol « incestueux », eucharistie sacrilège) et vite compromises par un dessein aussi noir que le ciel coréen, que la symbolique nuit qui finira par rattraper tout les membres de cette comédie humaine dans l’épilogue en écho au prologue (on trouvait déjà cette circularité dans le très zen Printemps, été, automne, hiver… et printemps, fable contemplative sur le devenir et l’éternel retour, sise dans un cadre naturel somptueux, où une femme venait semer la discorde entre deux adeptes, maître et disciple, du bouddhisme).    



Ni racoleur, ni complaisant, ni misogyne, ni nihiliste, Kim Ki-duk, en une dizaine de jours et seulement muni d’un appareil photo numérique dédoublé, livre un admirable portrait spéculaire, d’un homme et d’une femme, d’une époque et d’un pays, à juste titre récompensé à Venise ; avec une sécheresse morale mais jamais moralisatrice, il donne à voir un couple mal assorti et finalement fait pour se rencontrer, deux solitudes réunies par l’argent, diabolique et bressonien maître du monde (« C’est quoi, l’argent ? C’est quoi, la mort ? » interroge une victime sur le point de se jeter d’un toit), un enfer banal, trivial, une misère sexuelle (masturbation « maternelle » ensommeillée à la Johnny s'en va-t-en guerre) et spirituelle (scène du temple déserté, avec l’homme en fauteuil roulant déclarant « J’ai mené une vie absurde, c’est pour ça que je suis différent ») radiographiée dans une forme pleine et sereine, dont la beauté inattendue, la surprenante douceur (notes parcellaires, comme un souffle mélancolique), en contraste fertile avec la crudité des situations et du sujet, évoquent le séduisant contraste du Cavalier de Libera Me (itou « descendu » par les bonnes âmes professionnelles, capables de conspuer un long métrage de fiction et de finir leur repas devant les snuff movies du JT). Si Ki-duk ne cherche pas à esthétiser des actes sordides, à enjoliver un univers désespéré, il parvient à extraire de toute cette boue baudelairienne l’or de sa représentation, illuminée de l’intérieur, non par les feux d’une probable rédemption (cliché accolé à Ferrara, semblable amateur d’imagerie sacrée « détournée »), mais d’une relation enfin advenue, réalisée dans la candeur de l’enfance retrouvée (scène du marché avec les lunettes).

La lucidité intransigeante du cinéaste le prémunit cependant contre toute tentative de soulager le spectateur, de filmer pour le rassurer (« Je n’écris par pour consoler », disait le marquis pas si divin), et la violence veille au cœur de chaque échange (cf. la scène citée supra, ou les gifles mémorables que s’infligent à tour de rôle les personnages), et la mort brutale conclut les itinéraires humains (la chute de l’héroïne, pas même poussée par la grand-mère vengeresse ou le suicide final, inaperçu et graphique, offert comme un sacrifice à la compagne d’un débiteur infirme et alcoolique, longue traînée rouge sur le sombre macadam urbain, dans l’aube privée de lumière) et animaux (pauvre lapin, écrasé sitôt libéré, pauvre coq, bouilli sitôt capturé !). Dans sa parabole religieuse (et asiatique) sur les apparences trompeuses, sur l’aveuglement volontaire et existentiel, sur les sentiments « déplacés » plus puissants que tous les programmes (mutiler, se venger), le réalisateur reprend et inverse le schéma de l’hexagonal Retour de Martin Guerre, et la famille recomposée, « idéale » se tient immobile dans une tombe improvisée au pied d’un pin, au bord de la mer sale. D’autres, peut-être, connaîtront un sort meilleur, tel cet artisan avide de se faire amputer afin de mieux élever, pense-t-il, sa future progéniture. Tout l’humour noir du film se tient dans cette scène « à la guitare », implacablement conclue malgré la miséricorde surprenante du nervi.


Pitié (fatale), piété (filiale), mont-de-piété (global) : Pieta, avec adresse, rage froide et tendresse, tisse et dénoue les motifs d’une œuvre dégraissée au maximum, souveraine dans sa conduite, impitoyable dans son formalisme, réjouissante dans sa radicalité, preuve supplémentaire de l’actuelle suprématie du cinéma de Corée sur l’atlas du « septième art » ; l’ultime plan, une montagne bleu pétrole à l’horizon, constitue une rime visuelle et immatérielle au mont sacré entrevu par Kang-do, sur la piste panique du kidnapping mis en scène et, qui sait, le défi d’une élévation, dans tous les sens du terme, d’un lever du jour enfin fraternel, au-delà des slogans sulpiciens affichés sur les immeubles, au pays du Matin calme, après une nuit de bruit et de fureur (on pense parfois à l’ange exterminateur de 1275 âmes, Thompson s’inspirant de Camus pour son Étranger christique à lui) – car le voyage au bout de la nuit, salutaire et tonique, donne envie, finalement, de conjurer tous les diables à demeure...    


Commentaires

  1. portrait saisissant de vérité. ton analyse est tout a fait exacte.chapeau.

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    1. Merci ! Un beau duo, en effet, pour un grand "petit" film...

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  2. Enrico Caruso - Pietà, Signore
    https://www.youtube.com/watch?v=CR1VAKlNJk8
    Virginia Zeani "Se pieta" Giulio Cesare
    https://www.youtube.com/watch?v=RZfoAT9_UPA

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    1. https://www.youtube.com/watch?v=B01RIHbHBzY
      https://www.youtube.com/watch?v=Dhz00dsSrMk

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